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Boeing 787 immobilisés : la compagnie Air Austral condamnée à indemniser les passagers. Par Anaïs Escudié et Guilhem Della Malva, Juristes.
Parution : vendredi 19 juin 2020
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Dans un remarquable jugement du 31 décembre 2019, le tribunal d’instance de Mamoudzou (Mayotte) a condamné la compagnie Air Austral à indemniser des passagers dont le vol, prévu en septembre 2018, a été retardé de plus de 16 heures.

Et ce, alors que la compagnie s’estimait exonérée de cette obligation (prévue à l’article 7 du règlement européen n°261/2004 [1] et étendue par la célèbre jurisprudence “Sturgeon contre Condor Flugdienst GmbH” (C-402/07) du 19 novembre 2009) en raison de la nature de la source du retard. À savoir, le fait que l’appareil prévu pour le vol était immobilisé dans le cadre d’une inspection approfondie de ses moteurs Rolls-Royce Trent 1 000, des moteurs notoirement atteints d’un vice caché dans leur conception. Le tribunal a suivi les conclusions de l’avocat des plaignants, et a tranché que le vice caché et les inspections en résultant ne correspondaient pas à des circonstances extraordinaires.

Le contexte du litige.

Depuis 2018, Air Austral ne cesse de connaître des déboires avec ses deux Boeing 787, des avions de dernières générations. Les réacteurs Trent 1 000 qui les équipent font partie d’une série de moteurs dont certains éléments se sont révélés susceptibles de s’user plus rapidement que prévu. Il s’agit d’un risque pour la sécurité des passagers et de l’équipage. En conséquence, plusieurs compagnies ont dû immobiliser les appareils concernés afin de mener des inspections en profondeur, et si nécessaire réparer les moteurs touchés.

Air Austral a déjà dû immobiliser ses appareils à plusieurs reprises, en 2018, 2019 et jusqu’en 2020. Il est important de noter que bien que ces immobilisations soient évidemment de nature à perturber les plans de vols de la compagnie, ces perturbations ne sont pas toujours imprévisibles. Notamment parce qu’il ne s’agit pas d’un événement bref, comme la collision d’un appareil avec un volatile, et qui ne nécessite généralement que des réparations succinctes. Les immobilisations des Boeing 787 sont parfois imprévues, mais sont programmées sur la durée [2]. Il appartient à la compagnie d’en prévoir les conséquences sur ses plans de vols des mois suivants et donc de limiter leur impact sur les passagers.

Le raisonnement du tribunal.

En application du règlement européen n°261/2004, le tribunal rappelle que si les compagnies doivent indemniser les passagers dont le vol a été retardé plus de 3 heures à l’arrivée, elles peuvent néanmoins s’exonérer de cette obligation si une circonstance extraordinaire se trouve être la cause du retard. Il ne suffit cependant pas d’invoquer la survenance d’une telle circonstance, qui doit être caractérisée par le cumul de certains critères.

Le tribunal reprend ici le raisonnement suivi par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) dans sa jurisprudence fournie. Celle-ci a encore récemment rappelé ("LE c. Transportes Aéreos Portugueses SA” C‑74/19, 11 juin 2020) qu’une circonstance extraordinaire correspond à un événement qui, par sa nature ou son origine, n’est pas inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné. De plus, cet événement doit échapper à la maîtrise effective de celui-ci.

En l’espèce, le tribunal relève très justement que l’immobilisation de l’appareil ne pouvait plus constituer, en septembre 2018, une circonstance extraordinaire. Plusieurs arguments sont à relever. Tout d’abord, le vice caché qui affecte les réacteurs Rolls-Royce a été révélé dès 2017 [3], et à partir de 2018, l’Agence Européenne de la Sécurité Aérienne [4] a imposé des intervalles d’inspections des moteurs plus réduites que d’ordinaire. Surtout, le vol réservé par les passagers avait lieu plus de 2 mois après qu’Air Austral ait pris la décision d’immobiliser l’appareil. Le tribunal retient donc qu’il s’agit à ce stade d’un événement inhérent à l’exercice normal de l’activité de la compagnie Air Austral.

L’immobilisation étant un événement prolongé, la compagnie planifie naturellement ses opérations autour de cet écueil, afin de poursuivre son activité de transport de passager dans les meilleures conditions. C’est d’ailleurs ce que démontre l’organisation mise en place par la compagnie Air Austral, un autre appareil ayant été affrété auprès d’une autre compagnie (l’espagnole Wamos en l’espèce) pour effectuer ce vol (et d’autres), ce que les passagers peuvent normalement attendre d’une compagnie aérienne dans ces conditions.

Conséquences pour les autres passagers d’Air Austral et d’autres compagnies.

Ainsi qu’affirmé plus haut, l’immobilisation d’un Boeing 787 durant l’été 2018 n’est pas unique pour Air Austral. À partir de juin 2019, la compagnie réunionnaise a dû une nouvelle fois immobiliser un de ses deux appareils durant plusieurs mois, au plus fort de la haute saison. Les compagnies Virgin, British Airways et Norwegian ont également dû clouer au sol leurs appareils de type Boeing 787 dans les mêmes circonstances.

En principe, la compagnie concernée affrète des appareils et équipages d’autres compagnies dans le cadre d’un contrat de location “wet-lease”. Les passagers ne sont cependant pas toujours prévenus de la modification d’horaire qui peut en résulter. De plus, les vols de réacheminement peuvent eux-mêmes être retardés ou annulés, et devraient alors donner lieu à l’indemnisation des passagers par la compagnie qui a vendu les billets aux passagers. Il faut en effet rappeler que dans ce type particulier d’affrètement, la CJUE a affirmé qu’il appartient à la compagnie qui organise le plan de vol, et non celle qui l’opère, d’indemniser les passagers en cas de retard ou d’annulation ("Wirth e.a c Thomson Airways Ltd”, C‑532/17, 4 juillet 2018).

Le jugement du tribunal d’instance de Mamoudzou est donc une étape extrêmement encourageante pour les nombreux passagers faisant face à une situation similaire avec Air Austral ou d’autres compagnies concernées par l’immobilisation de Boeing 787. En conclusion, l’immobilisation d’un Boeing 787 n’exonère pas la compagnie qui l’opère de son obligation d’indemniser les passagers pour la totalité des vols retardés ou annulés sur une période de plusieurs mois. Il convient de nuancer ce propos cependant : la détermination de la durée à partir de laquelle cet événement devient inhérent à l’exercice normal de l’activité de la compagnie et non plus une circonstance extraordinaire reste probablement liée aux éléments du litige.

Anaïs Escudié, Présidente de RetardVol et Guilhem Della Malva, Juriste expert chez RetardVol

[2Article à lire ici.

[3Lien vers l’article ici.

[4Article à lire ici.