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Etat d’urgence et délai d’opposition des créanciers – résumé de la série. Par Antoine Le Roux, Avocat.
Parution : vendredi 12 juin 2020
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Une nouvelle ordonnance du 3 juin 2020 vient compléter le dispositif relatif à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire. Elle répond aux interrogations des praticiens du droit des sociétés s’agissant de l’incidence de la prorogation du droit d’opposition des créanciers sociaux sur la date de réalisation effective des opérations de TUP, de réduction de capital, etc.
Profitons-en pour faire le point !

La loi d’urgence sanitaire prise en raison de l’épidémie de coronavirus "Covid-19" a instauré un dispositif d’état d’urgence et autorisé le gouvernement à agir par voie d’ordonnances lorsque nécessaire.

C’est dans ce cadre que l’Ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020 « relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période » a été publiée. L’Ordonnance est accessible ici.

Il faut également noter qu’une Circulaire (Circ. JUSC 2008608C du 26-3-2020) du ministère de la justice a apporté des précisions et des exemples pour mieux appréhender les termes de l’Ordonnance n° 2020-306. Cette Circulaire est accessible ici.

Prise sous l’angle du droit des sociétés, l’Ordonnance n°2020-306 a été à l’origine de nombreuses questions pour les praticiens.

La question était principalement de savoir si la prorogation des délais prévus par cette Ordonnance devait s’appliquer aux procédure d’opposition que la loi réserve aux créanciers sociaux dans le cadre des opérations de fusion, TUP, réduction de capital, etc. Dans l’affirmative c’est tout le calendrier de réalisation de ces opérations qui était à revoir et leur date d’effet qui devenait incertaine.

La chancellerie est venue lever certains doutes (fiche pratique de la direction des affaires civiles et du sceau en date du 14 avril 2020 disponible ici) mais la prolongation de l’état d’urgence prévue par la loi du 11 mai 2020 (loi n° 2020-546 disponible ici) a ajouté de nouvelles incertitudes rapidement levées par l’Ordonnance n°2020-560 du 13 mai 2020 (disponible ici).

C’est finalement par une Ordonnance du 3 juin 2020 n°2020-666 (disponible ici) que la situation a été réglée, mais de façon relativement imparfaite… Retour sur la saga.

Episode 1 : la loi du 23 mars 2020 créant l’urgence sanitaire – En éveil tu te tiendras !

La loi du 23 mars 2020 crée un dispositif nouveau d’"état d’urgence sanitaire".

La loi prévoit que l’état d’urgence peut être déclaré par un décret en Conseil des ministres, pris sur le rapport du ministre chargé de la santé et que sa prolongation au-delà d’un mois doit être autorisée par une loi, qui fixe sa durée.

En principe donc l’état d’urgence à une durée d’un mois.

Tout bon principe ayant des exceptions, la loi prévoit que, s’agissant de la Covid-2019 l’état d’urgence sanitaire est déclaré pour deux mois, soit jusqu’au 24 mai 2020 sur l’ensemble du territoire. Par ailleurs, cette loi autorise le Gouvernement à statuer, seul, par voie d’ordonnances.

Les praticiens guettaient donc l’apparition de telle ou telle ordonnance susceptible de "bousculer" leurs dossiers ou leurs habitudes…

Episode 2 : l’Ordonnance 2020-306 – des questions tu te poseras !

L’article 2 de l’Ordonnance n°2020-306 proroge les délais pour réaliser certains actes, recours, actions, etc. Il dispose que :

« Tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d’office, application d’un régime particulier, non avenu ou déchéance d’un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er [cf. ci-dessous] sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois.
Il en est de même de tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l’acquisition ou de la conservation d’un droit. »

L’article 1 de l’Ordonnance n°2020-306, visé par l’article 2 ci-dessus, dispose en son § I. :

« Les dispositions du présent titre sont applicables aux délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire [...]. »

Il crée en pratique une "période protégée" entre la date du 12 mars 2020 et la date de cessation de l’état d’urgence augmentée d’un mois (soit le 24 juin dès lors que l’état d’urgence était décrété jusqu’au 24 mai 2020).

Les actes et recours qui doivent être réalisés dans un délai expirant normalement au cours de la période protégée bénéficient d’une prorogation pour être valablement effectués.

Le § II du même article 1 prévoit que les règles ci-dessus ne sont pas applicables :
« 1° Aux délais et mesures résultant de l’application de règles de droit pénal et de procédure pénale, ou concernant les élections régies par le code électoral et les consultations auxquelles ce code est rendu applicable ;
2° Aux délais concernant l’édiction et la mise en œuvre de mesures privatives de liberté ;
3° Aux délais concernant les procédures d’inscription dans un établissement d’enseignement ou aux voies d’accès à la fonction publique ;
4° Aux obligations financières et garanties y afférentes mentionnées aux articles L. 211-36 et suivants du code monétaire et financier ;
5° Aux délais et mesures ayant fait l’objet d’autres adaptations particulières par la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 ou en application de celle-ci. »

Les conseils intervenant en droit des sociétés se posaient alors la question de savoir si les procédures d’opposition dont bénéficient les créanciers sociaux dans le cadre de fusions, réductions de capital, TUP, etc. étaient visées par le dispositif nouveau et si les créanciers sociaux pouvaient bénéficier de la prorogation de délai pour formaliser une opposition.

N’étant pas comprises dans la liste des exclusions ci-dessus visées, de l’avis général des praticiens, les procédures d’opposition des créanciers devaient bien être considérées comme l’une des procédures visées par l’article 1 § I. de l’Ordonnance n°2020-306.

La plupart des professionnels considérait donc que toutes oppositions à réaliser par des créanciers sociaux par application de la loi dans le cadre d’opérations de fusions, TUP, réduction de capital, etc. pouvaient bénéficier du délai supplémentaire lorsque le délai normalement imparti expirait au plus tard 1 mois après la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire (soit jusqu’au 24 juin 2020 dès lors que l’état d’urgence a avait été décrété jusqu’au 24 mai).

Ce constat fait, il fallait déterminer la nouvelle date d’expiration des délais d’opposition reportés pour avoir pris fin au cours de la période protégée. L’article 2 de l’Ordonnance n°2020-306 était difficilement compréhensible à ce sujet. Toutefois, cela n’a pas posé de réelle difficulté en pratique puisque la circulaire du 26 mars 2020 a permis d’y voir plus clair de manière presque immédiate.

Selon les termes de cette circulaire :

« L’ordonnance ne prévoit ni une suspension générale ni une interruption générale des délais arrivés à terme pendant la période juridiquement protégée définie à l’article 1er (c’est à dire la période du 12 mars 2020 au 24 juin 2020), ni une suppression de l’obligation de réaliser tous les actes ou formalités dont le terme échoit dans la période visée. L’effet de l’article 2 de l’ordonnance est d’interdire que l’acte intervenu dans le nouveau délai imparti puisse être regardé comme tardif » ; et

« Ainsi, alors même qu’il est réalisé après la date ou le terme initialement prévu, l’acte peut, en vertu de l’article 2 de l’ordonnance, être régulièrement effectué avant l’expiration d’un nouveau délai égal au délai qui était initialement imparti par la loi ou le règlement, lequel recommence à courir à compter de la fin de la période juridiquement protégée définie à l’article 1er (c’est-à-dire à l’issue de la période d’état d’urgence sanitaire augmentée d’un mois). »

Il en résulte que lorsque le délai pour former opposition expire pendant la période protégée, le nouveau délai pour former opposition (i) court à compter du 25 juin 2020 et (ii) qu’il est d’une durée égale au délai initialement imparti (c’est-à-dire 30 jours pour une fusion, par exemple).

Évidemment, c’est la faisabilité même des opérations de TUP, fusions et réductions de capital non motivées par des pertes, avant l’expiration des délais nouveaux, qui se posait.

A ce sujet, on distinguait généralement selon le type d’opération mais le doute était de mise :

- S’agissant des fusions (et opérations de scissions/apports partiels d’actifs assimilés) : on considérait généralement qu’elles pouvaient être réalisées dès lors que la loi prévoit de manière claire que l’opposition d’un créancier n’a pas d’incidence sur la réalisation de la fusion. Evidemment le traité de fusion devait ne pas contenir de condition suspensive à cet égard comme c’est parfois le cas ;

- S’agissant des réductions de capital non motivées par des pertes (nous commentons ici les réductions de capital de sociétés par actions), comme la loi suspend les opérations de réduction du capital, lesquelles ne peuvent commencer pendant le délai d’opposition ni, le cas échéant, avant qu’il ait été statué en première instance sur cette opposition, on considérait qu’il était sage de ne pas les considérer comme réalisées - d’autant que, dès lors que l’opération est définitive dès la date de la décision de réduction de capital, la pratique veut que la décision soient prise sous la condition suspensive de l’absence d’opposition des créanciers. Les opérations de réduction de capital étaient donc reportées…

- S’agissant des opérations de TUP : l’article 1844-5 du Code civil est clair. Il dispose que « la transmission du patrimoine n`est réalisée et il n`y a disparition de la personne morale qu`à l`issue du délai d`opposition ou, le cas échéant, lorsque l`opposition a été rejetée en première instance ou que le remboursement des créances a été effectué ou les garanties constituées ». On considérait donc qu’il était impossible de réaliser une TUP avant l’expiration du délai d’opposition prolongé.

Episode 3 : la Direction des affaires civiles et du sceau tu remercieras car des TUP et peut être même des réductions de capital, tu feras !

Dans une fiche pratique du 14 avril 2020 la direction des affaires civiles et du sceau s’est prononcée sur la réalisation d’opérations de TUP avant l’expiration du délai d’opposition éventuellement prolongé dans les termes suivants littéralement rapportés :

"La date de réalisation de la transmission du patrimoine ne correspond pas à un « acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement » au sens de l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306. La transmission universelle de patrimoine et la disparition de la personnalité morale sont automatiques : aucun acte n’est nécessaire pour constater cet état ; il s’agit uniquement d’un effet des actions qui ont été accomplies antérieurement (décision de dissolution et publication de cette décision notamment). Le mécanisme de l’article 2 ne s’applique donc pas à la réalisation de la transmission universelle de patrimoine.

Par ailleurs, « l’issue du délai d’opposition », événement qui sert de référence pour déterminer la date de réalisation de la transmission du patrimoine, n’est pas modifiée par la solution exposée en I concernant la validité d’une opposition des créanciers formée après l’expiration du délai de trente jours. Cette solution, qui permet seulement de déclarer valable une opposition faite hors délai, ne correspond pas, en effet, à une prorogation de délai. Par conséquent, « l’issue du délai d’opposition » n’est pas modifiée.

La solution retenue pour le droit d’opposition ne conduit donc pas à décaler la date de réalisation de la transmission universelle de patrimoine. La transmission universelle de patrimoine est réalisée à l’issue du délai de trente jours suivant la publication de la décision de dissolution ou, si une opposition a été formée dans ce délai, lorsque cette opposition est rejetée en première instance ou que le remboursement des créances a été effectué ou les garanties constituées.

Sous réserve de l’appréciation des juridictions, il semble que le créancier qui souhaiterait bénéficier de l’article 2 précité, et qui formerait opposition à la dissolution alors que la transmission universelle de patrimoine aurait déjà produit effet, pourra faire valoir ses droits auprès de l’associé unique. En effet la société initialement débitrice a perdu sa personnalité juridique et transmet l’intégralité de son passif et de son actif à l’associé unique. Il pourra solliciter le remboursement anticipé de sa créance ou la constitution de garanties par la société absorbante (l’associé unique)."

Pour le dire simplement la date de réalisation de la TUP n’est pas décalée et l’Ordonnance n’a pour effet que de permettre au créancier d’exercer son droit à opposition postérieurement à la réalisation de la TUP.

En suivant ce même raisonnement, les opérations de réductions de capital semblaient donc également pouvoir être réalisées (sous réserve de l’absence de toute stipulation d’une condition suspensive d’usage tenant à l’absence d’opposition, naturellement).

Episode 4 – la loi du 11 mai 2020 – une nouvelle question tu te poseras !

La loi du 11 mai 2020 proroge l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 10 juillet 2020.

Nouvelle question induite pour les praticiens : la période protégée est-elle également prorogée éloignant encore l’expiration des délais d’opposition des créanciers ?

La réponse était nécessairement affirmative car le terme de la période protégée était défini comme "l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire".

Episode 5 - l’Ordonnance n°2020-560 du 13 mai 2020 – A l’état antérieur du droit tu reviendras !

L’Ordonnance n°2020-560 du 13 mai 2020 révise le dispositif global en raison de la prolongation de l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 10 juillet 2020.

De manière très simple, son article 1er modifie l’article 1er de l’Ordonnance n°2020-306 afin de modifier la définition de la période protégée pour la fixer du 12 mars 2020 au 23 juin 2020 inclus.

Cet article 1 dispose :

« I. Les dispositions du présent titre sont applicables aux délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus. »

La référence à "la cessation de l’état d’urgence" est supprimée et est remplacée par la date du 23 juin 2020 inclus. Retour à la situation antérieure à ce sujet (à un jour près dès lors que l’on considérait généralement le 24 juin comme la date de fin de la période protégée).

Episode 6 – l’Ordonnance n°2020-666 du 3 juin 2020 – Entre deux nuages gris, un bout de ciel bleu tu apercevras !

L’ordonnance n°2020-666 (notez au passage la numération diabolique qui laisse augurer du pire…) modifie par son article 2, l’article 2 de l’Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020.

Les délais d’opposition sont désormais expressément visés. Les conditions de réalisation des opérations de TUP et de réductions du capital non motivées par des pertes s’en trouvent par la même précisées.

Rappelons que, comme indiqué ci-dessus, une TUP ou une réduction de capital non motivées par des pertes ne sont pas, en principe, susceptibles de produire un quelconque effet avant l’expiration du délai d’opposition des créanciers.

L’article 2 de l’Ordonnance n° 2020-666 ajoute l’alinéa ci-après à l’article 2 de l’ordonnance n°2020-306 :

"Lorsque les dispositions du présent article s’appliquent à un délai d’opposition ou de contestation, elles n’ont pas pour effet de reporter la date avant laquelle l’acte subordonné à l’expiration de ce délai ne peut être légalement accompli ou produire ses effets ou avant laquelle le paiement ne peut être libératoire."

Il prévoit expressément que cette modification de l’article 2 de l’Ordonnance n° 2020-306 a "un caractère interprétatif".

Il en résulte que (i) les délais d’opposition des créanciers sont bien concernés par le dispositif de prorogation (mais nous n’avions que peu de doute à ce sujet) et (ii) la position de la direction des affaires civiles et du sceau ci-dessus visée se trouve confirmée.

Il faut en déduire que les opérations de TUP et de réduction de capital non motivées par des pertes produisent leurs effets à la date à laquelle elles auraient produit leurs effets sans l’existence de la période protégée mais les créanciers sociaux disposent tout de même de la faculté d’exercer leur droit d’opposition en bénéficiant du délai allongé.

Nous nous trouvons donc bien dans une situation où les opérations peuvent devenir définitive rapidement, en l’absence d’opposition dans les délais de droit commun, mais avec possibilité de devoir gérer d’éventuelles oppositions postérieurement réalisées dans le délai exceptionnel prorogé.

Cette situation pose naturellement de nombreuses questions. En pratique, aucun texte ne vise la manière dont cette situation doit être réglée.

Evidemment, il aurait été plus simple d’indiquer que dans le cadre de TUP ou de réductions de capital non motivées par des pertes, les oppositions ne bénéficient pas du délai supplémentaire de la période protégée. Cela aurait eu le mérite de rendre la situation parfaitement limpide…

Pour les praticiens qui ont actuellement des opérations de TUP ou de réductions de capital en cours, il faut noter que la modification de l’article 2 de l’Ordonnance revêt "un caractère interprétatif". En d’autres termes, il s’agit d’une précision rétroactive…

Il est donc possible que vos opérations de TUP et/ou de réductions de capital soient déjà réalisées.

S’agissant des opérations de réduction de capital, cela n’est vrai, à notre avis, que si elles n’étaient pas assorties d’une condition suspensive liée à l’absence d’opposition des créanciers comme c’est généralement le cas.

La suite au prochain épisode ?

Antoine Le Roux, Avocat