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Récits de droit du travail : Emma, serveuse et accusée de vol. Par Arthur Tourtet, Avocat.
Parution : vendredi 5 juin 2020
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Je vous propose ce récit afin de répondre à la question suivante : comment peut-on vivre un licenciement pour vol du point de vue du salarié ?

Je précise qu’Emma est née de la fusion du droit du travail et de l’imagination. Cette personne est purement fictive ainsi que son histoire.

Toutefois, si vous avez l’impression que cette histoire aurait pu réellement exister, alors j’aurais réussi mon pari.

Le commencement.

Emma travaillait comme serveuse en CDI depuis quelques années, dans un restaurant chic de la capitale. Cette mère célibataire ne rechignait pas au travail, car elle mettait un point d’honneur à ce que sa fille ne manque de rien.

Emma était satisfaite de bénéficier d’un emploi stable lorsqu’elle se remémorait les nombreux contrats précaires qu’elle avait enchaîné dans le passé. Elle redoublait de bonne humeur depuis que le gérant lui avait annoncé sa future promotion comme chef de rang.

Emma se voyait gravir les échelons du restaurant et ne s’interdisait plus de se projeter. Lorsqu’elle en aurait les moyens, elle offrirait des cours d’équitation à sa fille, qui s’était récemment prise de passion pour les chevaux.

Malheureusement, une accusation de vol fit voler en éclat ce début de bonheur.

Le basculement.

C’était un lundi.

Emma pensait qu’elle débuterait sa journée par le rituel imposé par le gérant : prendre un café avec toute l’équipe avant l’ouverture.

Dès son arrivée, une mauvaise surprise l’attendait.

En lieu et place d’une tasse de café, le gérant lui remit solennellement une lettre qui ne laissait rien présager de bon.

En l’ouvrant, Emma se décomposa.

Elle était convoquée à un entretien préalable à un licenciement. Elle était également mise à pied à titre conservatoire.

Emma était accusée d’avoir dérobé des bouteilles dans la cave à vin.

Voler était inconcevable pour cette femme qui n’était pas du genre à enfreindre les règles. Élevée par un père strict, Emma avait grandi en payant très cher ses moindres écarts de conduite : ses joues s’en souviennent encore !

Lors de l’entretien préalable, le gérant donna plus de précisions. Un dimanche, des bouteilles de vin avaient disparu de leur cave. Le gérant invoquait un préjudice important car les bouteilles volatilisées étaient rares. Des salariés avaient signalé au gérant qu’Emma était l’auteure probable de ce méfait.

Emma rétorqua qu’elle n’était pas présente le jour des faits. Elle remarqua également que le gérant n’était pas très clair sur le nombre de bouteilles volées (entre cinq et douze).

En réaction, le gérant annonçait qu’il porterait plainte, ce qui acheva le moral de la salariée. Son patron était hermétique à toute discussion. Sa décision était déjà prise.

Sans surprise, Emma reçu une lettre de licenciement pour faute grave. Du jour au lendemain, la salariée était devenue chômeuse, sans même avoir eu le temps de dire au revoir à ses collègues.

La lettre précisait que deux salariés attestaient avoir vu Emma se présenter au restaurant au prétexte qu’elle avait oublié son sac de sport. Elle serait ensuite repartie le sac plein après avoir été vue en train de descendre à la cave à vin.

Cette partie de la lettre sonnait comme une trahison abjecte. Emma s’entendait bien avec ses accusateurs. Comment pouvaient-ils faire renvoyer une femme en affirmant des mensonges aussi grotesques ? Comment un employeur pouvait-il croire une histoire aussi bancale ? Pourquoi personne ne faisait preuve de bon sens ?
Qu’avait donc fait Emma pour mériter cette injustice ?

Après avoir fini la lecture de la lettre de licenciement, Emma n’était plus que colère.

L’affrontement.

L’ex-salariée décida de saisir le Conseil des prud’hommes, car elle avait le devoir et le besoin de défendre son honneur. Sa hargne lui était d’un grand secours afin d’éviter de fondre en larmes lorsque sa fille lui demandait : « Maman, pourquoi tu ne pars plus au travail ? ».

Emma avait pris un avocat, car la procédure s’annonçait longue et difficile. Elle savait que sans ce soutien, il lui serait impossible de tenir jusqu’au bout.

L’employeur ne comptait pas reconnaître ses torts. Au contraire, il était prêt à discréditer Emma si cela pouvait lui éviter une condamnation prud’homale.

Il faut dire que l’employeur était dans une position délicate.

Certes, le vol est aisément un motif de licenciement pour faute grave [1].

Toutefois, il revient à l’employeur démontrer l’existence de la faute grave [2], et le doute doit profiter au salarié [3].

En matière de vol de marchandises, l’employeur doit prouver que le salarié licencié est sans erreur possible l’auteur du larcin [4].

Dans les faits, la seule preuve dont pouvait s’appuyer l’employeur était les attestations de deux salariés.

L’avocat d’Emma n’a pas manqué de soulever toutes les failles de ce dossier.

Curieusement et contre toute attente, l’employeur n’avait jamais déposé plainte. Ce manque de logique pouvait surprendre, car il était affirmé que la valeur des marchandises avoisinait les 7 000 euros.

Plus grave, l’employeur manquait toujours de clarté concernant le type et le nombre de bouteilles disparues. Pour des vins rares et chers, cette absence de précision était troublante. En effet, avant de licencier un voleur, encore faut-il que des pièces du dossier démontrent le vol en lui-même [5].

Les témoignages des deux collègues qui avaient dénoncé Emma n’étaient guère plus cohérents.

Emma avait été vue au restaurant, à une date où elle ne travaillait pas, en train de descendre dans une cave à vin, pour ensuite en repartir avec un sac plein au vu et au su de tous. Personne ne s’était étonné de la présence d’Emma. Personne n’était descendu dans la cave afin de savoir qu’elle pouvait bien trafiquer. Personne ne lui a demandé ce que contenait son sac plein à craquer.

Sans compter qu’Emma avait produit ses relevés de géolocalisation de l’application GPS installée sur son smartphone. Elle était chez elle le jour du prétendu vol. De plus, sa nounou habituelle ne travaillait jamais le dimanche. Emma n’aurait jamais laissé sa fille seule à la maison pour aller chaparder de l’alcool.

L’employeur contre-attaqua en supposant qu’Emma aurait très bien pu laisser son téléphone à la maison pour brouiller les pistes. Cette hypothèse digne d’un mauvais polar agaça rapidement les conseillers prud’homaux. Ils sentaient que l’employeur comblait désespérément un manque de preuve.

Contrairement à son adversaire, Emma se souciait de préserver son image. Même si elle avait quelques soupçons dans cette affaire, elle évita de désigner la personne qui aurait pu commettre le vol. Honnête jusqu’au bout, elle ne pouvait s’abaisser à accuser quelqu’un sans fondement.

Emma savait qu’elle avait déjà gagné lorsque l’employeur tenta une ultime fois de la ternir en invoquant son passé disciplinaire. Si Emma avait été sanctionnée deux fois, c’était pour des retards. Emma ne contestait pas ces fautes, car elles n’avaient aucun rapport avec les faits. Les conseillers prud’homaux, peu convaincus par l’employeur, ne pouvaient s’empêcher de regarder leur montre.

Deux mois après l’audience de plaidoirie, le délibéré fut rendu. Le Conseil des prud’hommes déclara que le licenciement d’Emma était dépourvu de cause réelle et sérieuse. L’employeur devait indemniser son ex-salariée en l’absence d’appel du jugement.

La raison d’être du procès n’était pas l’argent. Emma voulait seulement laver son honneur, ce qui était chose faite. Les gains du procès furent déposés sur un compte ouvert au nom de sa fille.

L’épilogue.

Aujourd’hui, Emma a retrouvé un emploi auprès d’un restaurateur étoilé.

Lorsqu’elle y repense, Emma n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi elle a été licenciée aussi brutalement.

Une décision hâtive ? Des difficultés économiques que l’employeur voulait masquer ? Une vengeance d’un collègue ?

Peu importe.

Cela n’empêchera pas Emma d’avancer.

Elle continuera d’évoluer dans la restauration.

Un métier qui est devenu une passion.

Arthur Tourtet Avocat au Barreau du Val d\'Oise

[1Cass. soc., 20 févr. 1986, n° 82-43.609 et Cass. soc., 26 juin 2013, n° 12-16.564.

[2Cass. Soc., 9 oct. 2001, n° 99-42.204

[3C. trav., art. L1235-1.

[4Cass. Soc., 23 févr. 2005 n°02-46271 et CPH Strasbourg, 25 oct. 2011, R.G. n° 09/00592.

[5CA Pau, 09 mai 2011, n° 2190/11.