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Greffier de Tribunal de commerce, une profession discrète mais dynamique, entretien avec Sophie Jonval.
Parution : mercredi 3 juin 2020
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Toujours avec cette envie de mettre en valeur l’ensemble des acteurs du droit, le Village de la Justice s’est entretenu avec Sophie Jonval, présidente du Conseil National des Greffiers des Tribunaux de commerce [1] de 2018 à 2022 [2] et Greffier associé au Tribunal de commerce de Caen.
Découvrez une profession discrète mais dynamique, animée par des professionnels fort sympathiques.

Village de la Justice : En préambule, permettez-moi la question suivante : Comment la profession a t-elle vécue le confinement, comment s’organise t-elle pour la suite ?

Sophie Jonval : « Grâce à nos outils numériques, nous avons pu assurer la continuité de notre activité pendant toute la durée du confinement. Si le contexte sanitaire nous a amenés à fermer les accueils physiques de nos greffes, la profession et ses 2 000 collaborateurs se sont organisés pour travailler à distance, en s’appuyant sur Infogreffe pour le traitement des formalités des entreprises et la diffusion de l’information légale, et sur le Tribunal Digital pour les demandes d’ouvertures de procédure.
Nous avons en outre développé la tenue d’audiences à distance, en nous appuyant sur l’outil français Tixeo.

Aujourd’hui, si nous nous félicitons de l’accélération du recours au numérique, nous sommes heureux de pouvoir rouvrir progressivement nos greffes, maillons d’un ancrage territorial essentiel pour accompagner tous les acteurs économiques français. »

Est-ce le statut du Greffier du Tribunal de Commerce qui permet à cette profession d’être plus libre ou réactive, voire innovante face à l’évolution de son environnement professionnel (ex : tribunal digital, dispositif Apesa…) ?

« Nous sommes une profession libérale réglementée, nous utilisons un statut d’entreprise libérale dans les greffes, mais nous sommes sous l’autorité du ministère de la Justice qui est notre autorité de tutelle. De ce fait, notre profession est très contrôlée et règlementée.
L’État nous confie la gestion d’un service public qui est celui du Greffe du Tribunal de commerce avec une mission judiciaire et de teneurs de registres légaux dont le plus célèbre est le registre du commerce.
Nous sommes soumis à un tarif réglementé. Délégataires d’une mission de service public, nos missions sont strictement sont fixées par les textes, avec un champ d’activité déterminé.

Cependant, grâce à notre statut libéral, nous pouvons recruter nos salariés, acquérir nos moyens techniques, développer nos outils informatiques, nos outils numériques ; cela nous donne une agilité certaine.
De plus, nos tarifs fixés par arrêté conjoint du ministère de l’Economie et du ministère de la Justice nous permettent de financer ce service public qui nous est confié sans coût pour les contribuables ; il n’y a aucun budget de l’État alloué pour la mise en œuvre de ce service public.

Ce fonctionnement d’entreprise libérale nous confère une certaine liberté tant dans les outils que les projets que l’on souhaite développer selon notre rythme et en fonction des besoins des entreprises. »

Comment la profession répond-elle à la demande actuelle de la société d’un accès total et gratuit aux données ?

"Depuis plus de 30 ans, la profession est fortement engagée dans la création d’outils numériques de dématérialisation."

« Depuis plus de 30 ans, la profession des Greffiers des Tribunaux de commerce est fortement engagée dans la création d’outils numériques de dématérialisation afin de faciliter l’accès des entreprises aux données qui leur sont nécessaires. Même si évidemment, le digital n’est pas l’entrée exclusive dans le tribunal ou le greffe, puisqu’il y a dans chaque greffe un accueil où les dirigeants peuvent poser leurs questions, déposer des dossiers…

Concernant les données, il faut distinguer deux choses, premièrement l’open data économique qui a été ordonnée par la loi dite Macron de 2015, donc là effectivement, les services des greffes offrent un accès illimité et gratuit à toutes les données économiques des entreprises. Il s’agit de données brutes, accessibles depuis le site Datainfogreffe.

En second lieu, il y a l’information légale que nous diffusons via un acte authentique : le Kbis.
Le Kbis donne une photographie à un instant "T" de l’entreprise, ces informations sont certifiées par le greffier, authentifiées, et font foi vis à vis des tiers. Avec ces données certifiées, nous ne sommes plus dans l’open data car nous sommes dans de la donnée vérifiée, opposable aux tiers, qui sécurise le monde économique.
Le greffier est responsable des données ainsi transmises. Cette donnée vérifiée et authentifiée se distingue de la donnée ouverte (open data), cette dernière n’ayant pas la même finalité que la donnée du Kbis ou du RCS.
Dans le cadre de l’accès gratuit aux données, notons enfin que depuis 2019, chaque chef d’entreprise peut obtenir gratuitement et à tout moment son Kbis numérique, via un espace sécurisé directement connecté aux informations du RCS : MonIdenum. »

Comment la profession vit-elle le fait d’être perçue comme une profession privilégiée ?

"Les Greffiers travaillent en équipe et s’impliquent beaucoup dans leurs missions."

« On ne le vit pas mal (rires) !
Nous sommes avant tout méconnus, ce qui est un problème. Nous mettons beaucoup de choses en oeuvre pour y remédier. Par exemple, la loi Macron a changé le mode d’accès à la profession de greffier qui se fait désormais sur concours et nous avons beaucoup communiqué ces derniers temps pour faire connaître notre profession et inciter les personnes à s’inscrire à ce concours.

Quant à paraître comme une profession privilégiée, personnellement je ne me sens pas privilégiée, je travaille, je suis rémunérée pour le travail que j’accomplis. Certes la délégation de service public dans le cadre de laquelle nous exerçons engendre le monopole de nos missions mais nous sommes soumis à un tarif réglementé et à des contrôles rigoureux.
Les greffiers sont des gens qui travaillent en équipe et qui s’impliquent beaucoup pour accomplir leurs missions. »

Quelles sont selon vous les prochaines grandes évolutions auxquelles devra faire face la profession ?

« Ce sont les articles 1 et 2 de la loi PACTE (le but de la loi est de faciliter les démarches, administratives notemment, des entreprises) avec la création ni plus ni moins d’un organisme unique numérique : une porte d’entrée unique dans tous les registres pour les entreprises.
Il est apparu qu’il était très compliqué pour les chefs d’entreprise d’accomplir leurs démarches administratives auprès des différents registres. L’idée de l’État est de faire un grand réceptacle des activités économiques par un registre général unique des entreprises.
Ceci représente pour les greffiers un énorme enjeu puisqu’à l’heure actuelle ils tiennent le registre du commerce, diffusent l’information et sont en train de construire avec les pouvoirs publics ce que pourrait être ce registre général.
Nous sommes soucieux d’apporter notre savoir faire dans cette construction que ce soit celle du Registre général ou celle de l’organisme unique puisque nous disposons déjà de l’expérience d’Infogreffe.

Ces évolutions ne sont pas pour la profession une nouveauté ou quelque chose qu’elle craint puisqu’elle dispose d’un savoir faire en la matière ancien et souhaite en faire bénéficier les autres acteurs (le délégué interministériel, le répertoire des métiers, les organismes fiscaux et sociaux, les chambres de commerce...) qui participeront eux-aussi à la création de ces deux nouveaux outils. »

Le monde de l’entreprise étant de plus en plus mondialisé, comment s’organisent vos rapports avec vos homologues européens et internationaux ?

"Notre profession est en charge pour la France de l’inter-connexion des registres européens."

« Le statut de Greffier de Tribunal de commerce n’a pas d’équivalence dans les autres pays d’Europe, mais en revanche nous travaillons en étroite collaboration avec les teneurs de registres des autres Etats membres (la plupart du temps dans ces Etats, le teneur de registre est l’État lui-même ou les chambres de commerce). Le Conseil national et donc les greffiers des tribunaux de commerce sont depuis plus de 20 ans en contact avec eux. Et notre profession est en charge pour la France de l’inter-connexion des registres européens.
Grâce à infogreffe nous avons pu donner accès depuis le portail e-justice, portail européen, aux données du RCS français. Donc c’est nous qui avons développé la technique qui permet à tout citoyen de l’Union d’accéder au RCS français. La profession a travaillé avec la Commission européenne et les autres teneurs de registres des Etats membres. Il existe même une association des teneurs de registres européens EBRA. »

Que diriez-vous à des étudiants en droit pour les inciter à rejoindre la profession ?

"Passez le concours pour cette profession riche humainement et techniquement !"

« Je leur dirais que c’est une profession qui gagne à être mieux connue, que le métier est en lui-même dynamique, et comporte des missions très variées, que c’est une profession extrêmement intéressante car elle est à la croisée des mondes économique et juridique.

Ce que j’aime dans cette profession, c’est que l’on a des connaissances et des compétences à la fois juridiques et entrepreneuriales. On sait dire le droit mais également lire un bilan financier.
En tant que greffier on apprend beaucoup sur le monde de l’entreprise, sur les chefs d’entreprise. Et ce à deux titres puisque les juges consulaires avec lesquels on travaille sont des chefs d’entreprise élus qui assurent la composition du tribunal et aussi parce que l’on est en prise directe avec les entreprises à la fois pour le côté registre du commerce (recueil des dossiers création d’entreprise de modification, découverte du tissu économique de la région dans laquelle on travaille…) et pour l’aspect du justiciable, l’aspect judiciaire qui est intéressant avec la maîtrise du droit des entreprises.

Et en parallèle il y a aussi une dimension humaine car quotidiennement, le greffier partage la vie d’une société avec le bonheur et la fierté du dirigeant qui vient de créer son entreprise en passant par sa peur et sa douleur lorsqu’il revient vers lui quand elle ne va plus.

C’est une profession extrêmement riche humainement et techniquement. Par contre c’est une profession plutôt sédentaire, on se déplace peu mais cela est compensé par tous les échanges humains et professionnels que l’on vit au quotidien.

En résumé j’adore ma profession et je peux en faire la promotion. Je suis arrivée dans la juridiction commerciale par hasard et je ne le regrette pas ! Je ne la quitterais pour rien au monde.
Si je rencontre un étudiant aujourd’hui je lui dirais de faire un Master 1 et de se présenter à notre concours (sourire).

C’est un petit monde, 225 professionnels où l’on se connaît tous ou presque… »

Que pensez-vous de l’initiative du réseau Apesa qui apporte une aide aux entrepreneurs en difficulté ?

"Apesa représente une avancée humaine et sociale pour les juridictions commerciales."

« Je n’en pense que du bien, c’est un outil indispensable pour un professionnel qui suit les procédures collectives !
Précédemment, je vous parlais de l’humanité que l’on trouve dans la profession des greffiers, cette initiative en est une très belle représentation.
Apesa propose un accompagnement des dirigeants et une prise en compte du risque suicidaire chez ces derniers.

L’association prend de l’ampleur car elle répond à un besoin. Elle est à la fois une bouffée d’air pour les entrepreneurs en difficulté, mais également pour nous professionnels qui n’avons pas reçu de formation en psychologie et qui ressentons la souffrance et la solitude de ces derniers lorsqu’ils se présentent au greffe pour déposer le bilan de leur entreprise. Grâce à Apesa nous pouvons leur proposer un soutien, une prise en charge humaine.
Pour l’avoir pratiquée, je me demande comment on a pu fonctionner sans elle avant…
Cette association représente une avancée humaine et sociale pour les juridictions commerciales et le Conseil est fier de lui apporter son soutien. »

Propos recueillis par Marie Depay Rédaction du Village de la Justice.

[1Le Conseil National des Greffiers des Tribunaux de commerce a été créé par une loi de 1992. Il est composé de 21 membres élus dans toutes les Régions, ressort des Cours d’appel. Ces 21 membres élisent un bureau avec un secrétaire, un trésorier, un vice-président et un président pour un mandat de 2 ans.

[2En janvier 2022, la présidence du Conseil National des Greffiers des Tribunaux de Commerce a été confiée à Thomas Denfer.