Village de la Justice www.village-justice.com

StopCovid et le tracking, de l’idéalisme à la dystopie. Par Pierre Loir, DPO.
Parution : samedi 23 mai 2020
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/dis-moi-qui-traces-dirai-quel-regime-point-vue-prospectif-dystopique-sur-les,35443.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Cet article propose une approche prospective de ce que le traçage des citoyens implique, sous-entend, et promet. Nous allons imaginer un futur qui, décrit dans ces quelques lignes, sera rendu, au fur et à mesure de votre lecture, de plus en plus dystopique. Chaque étape, sourcée, sera justifiée par des arguments et des raisonnements qui pourraient être utilisés pour faire accepter à une société de plus en plus résignée la suivante. Notre point de départ : le projet d’application StopCovid.

La sécurité totale des citoyens est un idéal qui n’est jamais atteint, mais les atteintes aux Libertés fondamentales, elles, sont rapidement quantifiables. A la fin de votre lecture, vous aurez probablement fait votre choix entre deux futurs possibles : l’un prévisible, voire probable si rien est fait pour le contrecarrer, et l’autre, le vôtre, restant à écrire.

Peu d’informations techniques sont à la disposition du public sur l’application de « tracking [1] » en cours de développement en France pour lutter contre la (désormais, nous devons dire « la ») COVID-19. Du fait du faible nombre d’informations qui circulent sur le sujet, et parfois de la faible fiabilité des sources, j’ai beaucoup hésité avant de proposer un texte. Je ne ferai donc pas de commentaires techniques sur ce projet d’application.

Il s’agit d’une réflexion sur ce que le traçage des smartphones [2] implique, et des possibles conséquences de sa systématisation au sein d’un État se prétendant libre et démocratique. Nous allons faire de la prospective (bien que sourcée), et analyser ensemble les arguments qui pourront être invoqués pour légitimer un dispositif de traçage, vers une société de plus en en accord avec la surveillance de masse grâce à l’effet cliquet [3]. Ce ne sont bien évidemment que des suppositions au vu de la trajectoire prise actuellement, imaginant systématiquement le pire.

Nous pouvons espérer être préservé du futur théorique que je conceptualise ici en se persuadant que ces réflexions sont également effectuées par des personnes disposant d’un réel pouvoir décisionnaire en la matière (Je n’en suis malheureusement pas toujours convaincu, raison pour laquelle j’écris cet article).

Nous allons nous y prendre crescendo, vers une société de plus en plus résignée et dystopique [4] : l’étape d’avant renforçant l’acceptation de l’étape d’après.

I. Une application de tracking : lutter contre une pandémie.

T0 : le temps de maintenant, débats en cours.

Pour lutter contre une pandémie aussi terrible que la COVID-19, savoir retracer le déplacement d’un malade et des personnes qui ont été en contact et potentiellement infectées fait sens. Retrouver rapidement les potentiels contaminés, les tester et les isoler est un moyen en principe très efficace pour ralentir voire stopper la propagation d’une maladie aussi contagieuse que difficile à guérir pour les cas les plus sérieux.

Premier problème qui peut être invoqué : il n’y a pas (aujourd’hui) de test à grande échelle des nombreuses personnes porteuses asymptomatiques qui peuvent transmettre le virus sans avoir ne serait-ce que l’idée d’être potentiellement malades. A quoi sert de remonter sur le patient 0 d’une infime portion des vecteurs potentiels de transmission ? Pourquoi ne pas plutôt mettre du financement d’État dans le dépistage massif plutôt que dans un solutionnisme numérique ? Nous ne répondrons pas à cette question pourtant pertinente, mais qui ferait dévier le sujet de cet article. Poursuivrons donc le développement de cette application.

En admettant que l’application sorte et soit disponible au téléchargement sur la base du volontariat : qui va réellement télécharger une énième application de pistage telle que celles dont nos chers grands acteurs du numérique ont le secret ?

C’est un véritable problème d’utilité d’un tel outil de « tracking » car si, en remontant la chaine de contamination, une partie seulement des personnes potentiellement infectées a téléchargé l’application, cela bloque nécessairement l’enquête épidémiologique à un certain stade (à moins que l’application ne permette une traçabilité des tiers qui n’ont pas l’application, Facebook s’étant illustré de nombreuses fois sur de ce genre de système, c’est donc réalisable). Retrouver une faible proportion des infectés potentiels dans le sillage d’un malade serait le seul but d’une telle application ? Je ne le pense pas.

Peut-être peut-on influencer le consentement des citoyens [5] pour les inciter ?

Ou peut-être faudrait-il plutôt imposer le téléchargement aux citoyens ? La rhétorique "culpabilisatrice" d’autorité est toute trouvée : si vous êtes contre, vous assumez d’être potentiellement responsables de contaminations voire de morts de la COVID-19 (c’est un poids moral lourd à porter lorsque l’on dispose d’une conscience).

Imaginons donc qu’après une phase de volontariat vouée potentiellement à l’échec vous n’ayez plus le choix et que ce soit une obligation légale de télécharger cette application, renforcée par la notion de sauvegarde des intérêts vitaux des personnes concernées (oui, le Règlement Général sur la Protection des Données ne bloque pas nécessairement une telle démarche et autorise certains traitements de données lorsque cette base légale est concernée) : téléchargement imposé à tous les citoyens, accords avec les producteurs de smartphones pour l’intégrer dans le pack de sortie d’usine et contrôles systématisés et randomisés pour s’assurer que c’est fait chez tout le monde. Soit.

Nous avons donc maintenant un outil de tracking téléchargé sur les smartphones de tous les citoyens (quid des citoyens sans, ou avec plusieurs smartphones ? Considérons cela comme un problème mineur) qui permet de collecter à grande échelle et de manière systématique certaines données de Santé (uniquement celles concernant leurs contacts avec des personnes infectées et dépistées, rassurez-vous !).

Pourquoi ne pas imaginer d’aller plus loin ? Qui échange avec qui et via quel trajet, pour optimiser la régulation des flux de personnes potentiellement contagieuses au sein de nos nouvelles "safe cities", modèle optimisé de nos désormais connues "smart cities [6]" ? En effet, même sans géolocalisation directe, il est raisonnable d’imaginer pouvoir la déduire par croisement avec d’autres bases de données, même si l’on peut nous assurer sous tous les tons que cela ne sera pas fait. [7]

Nous avons donc une application qui permet, dans une certaine mesure, de remonter et d’isoler les personnes potentiellement infectées par la COVID-19. Les opposants au projet n’ont plus voie au chapitre puisqu’ils seraient responsables de potentielles infections. De toute manière, l’application est lancée : effet cliquet, on ne revient plus en arrière.

II. Le tracking, c’est vraiment pratique.

T0 validé, T1 en cours : futur proche dystopique possible.

Le tracking, ça marche, et ça crée pas mal d’emplois pour se relever de la crise liée au confinement ne serait-ce que pour traiter les données, appeler les personnes infectées etc. Ce n’est pas parfait, car on manque toujours de moyens médicaux pour dépister systématiquement, mais ça marche dans une certaine mesure.

Peut-on aller encore plus loin dans la protection de la population ? Pourquoi ne pas également effectuer un tracking des smartphones des personnes condamnées en justice ou suspectées de terrorisme ? Les comportements et appels à la haine se propagent au moins aussi rapidement que certaines maladies, lorsque certaines conditions sont réunies. Certains ont déjà eu ce genre d’idées en s’appuyant sur le « big data », avec plus ou moins de succès [8]

L’argument juridique et moral est tout trouvé, puisqu’il s’agit encore une fois de sauvegarder la vie humaine (entre autres objectifs peut-être moins avouables… qui pourront peut-être passer le filtre juridique grâce à cet « argument massue [9] »). En effet, qui s’opposerait à la localisation précise d’une personne capable de commettre des actes hautement répréhensibles, et connue pour avoir déjà mis en danger autrui ?

Prenez garde, car, si vous vous opposez à un tel projet, vous pourriez être suspectés de tolérance au terrorisme et à la mise en danger d’autrui par des criminels avérés ou en puissance. Vous en porterez la responsabilité et vous expliquerez avec les familles des victimes potentielles.

Il peut y avoir des blocages constitutionnels, bien sûr, mais il ne faut pas oublier qu’en France le Parlement réuni en Congrès peut modifier la Constitution [10]. Bien sûr, cela suppose une vaste majorité et des parlementaires prêts à suivre le Gouvernement sans esprit critique par instinct de préservation de leurs carrières et mandats… mais ça peut s’arranger en cultivant un entre-soi et un instinct de préservation de groupe fort au sein des élus concernés.

Quoiqu’il en soit, nous pouvons rassurer les détracteurs qui, tout de même, risquent de se manifester et d’avoir un certain poids dans l’opinion : il s’agira d’un tracking limité puisque seuls certains profils, démontrés comme dangereux, seront alors pistés et traqués. Cela laisse une vaste majorité de la population libre de ses mouvements et respectée dans son intimité.

C’est encore un projet, mais nous pourrions peut-être aller plus loin encore : au vu de certaines dégradations et radicalisations de certains citoyens manifestants leurs colères sociales, une application de tracking et de pistage par mots-clefs des communications privées permettrait de détecter les radicalisés violents et dangereux pour les personnes et les biens communs. Cela pourrait atténuer la crise des Gilets Jaunes ou certains courants écologistes radicaux…

III. Tellement pratique qu’on pourrait aller encore plus loin, car tout le monde a le droit d’être protégé.

T1 validé, T2 en cours : le futur dystopique s’installe.

Quelque part, chaque citoyen a besoin de protection contre son prochain, potentiellement dangereux. Que dire des violences conjugales, des viols domestiques et du harcèlement de rue, par exemple ? Le problème de ces actes est qu’ils sont difficiles à démontrer : parce qu’ils sont souvent commis dans le secret de l’intimité ou que les victimes se manifestent souvent trop tardivement pour engager la responsabilité de leurs agresseurs avec des preuves solides.

Nous pourrions remédier à cela en ajoutant au tracking l’enregistrement sonore, et offrir aux citoyens la possibilité de conserver ces informations sur leurs échanges domestique pendant une durée indéterminée. Nous pourrions en garantir la sécurité et le stockage en conservant ces données dans un serveur sécurisé en lien avec chaque smartphone concerné, qui sera mis à la disposition des enquêteurs en cas d’enquête préliminaire.

L’un des problèmes à résoudre pour ce type de violence va nous permettre de justifier d’aller encore plus loin : les victimes de ces actes sont souvent soumises à leurs agresseurs, qui se permettent souvent de fouiller dans leurs téléphones portables, ne serait-ce que pour savoir à qui les victimes ont parlé voire les isoler davantage.

Il faudrait donc une application de tracking qui soit invisible de l’agresseur et de la victime, et soit installée sur le smartphone des victimes sans qu’elles aient à le faire. Quelque chose qui soit également installé sur celui de l’agresseur afin de croiser les preuves et s’assurer de démontrer la criminalité de ses actes… Nous l’avons déjà fait à T0 et l’opinion publique l’a accepté, pourquoi n’accepterait-elle pas cette nouvelle innovation séduisante ?

Vous êtes contre ? Vous êtes donc pour les violences domestiques et les féminicides [11] ? C’est dit, maintenant que les citoyens sont habitués et que la Constitution a été adaptée en ce sens, cet outil sera quoiqu’il en soit installé sur tous les smartphones des citoyens, au départ sur la base du volontariat puis progressivement imposé. Tous sont susceptibles d’être en couple, tous sont susceptibles d’être violents et de créer des victimes innocentes. On ne peut pas se permettre de luxe de faire des sélections sur les citoyens tracés, car c’est bien trop difficile de se baser sur les seules preuves que l’on récolte a posteriori sur les témoignages des victimes survivantes. Nous pouvons éventuellement sous-entendre qu’une personne sans cette application a nécessairement quelque chose à se reprocher…

On pourrait également faire de même avec les appels à la haine. Ceux qui font l’apologie de la violence, du terrorisme et du racisme sont des dangers, autant par leurs actions que par les personnes qu’ils contaminent par leurs discours. Il serait intéressant de savoir qui a échangé avec qui, physiquement ou numériquement. En effet, ce n’est pas forcément la personne qui appelle à la violence qui commet l’acte criminel, mais souvent ses « disciples » : la vague de terrorisme des années 2015 en France nous l’a hélas démontré.

Suivons et enregistrons tout le monde, pour protéger tout le monde sans limitation car notre régime est juste et garantit le bonheur et les Droits des personnes. Chacun a le Droit à un procès équitable et à la sécurité : c’est dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme [12], incluse dans le bloc de constitutionnalité et la Constitution de la Vème République. C’est de surcroit une obligation morale, toujours dans l’intérêt de la Sauvegarde des Intérêts Vitaux des personnes concernées.

IV. Plutôt que de découvrir des preuves a posteriori des actes dangereux et malveillants, pourquoi ne pas s’y prendre à la racine par prévention en promouvant l’auto-surveillance ?

T2 validé, T3 : le futur dystopique s’emballe.

La Chine a trouvé une excellente réponse à cette question depuis l’année 2018. Les gens doivent se contrôler eux-mêmes, et se dénoncer les uns les autres pour prévenir les tendances aux manquements des règles de bonne conduite en société. Les forces de polices y contribuent et sont à la disposition des dénonciateurs. C’est le système de crédit social [13], une invention révolutionnaire qu’il faudra adapter à notre régime (à moins, peut-être, qu’il ne faille adapter notre régime à l’invention) :
- Un comportement vertueux, d’après des critères établis en avance, entraîne une bonne note du citoyen.
- A l’inverse, des comportements critiquables, antisociaux, dangereux ou contestataires font baisser cette note.

Avec un tel outil, adjoint d’un tracking rigoureux des citoyens, on peut facilement isoler les individus à risque et les mouvements dangereux « nuisibles » à l’ordre établi. Une bonne note offre davantage de Droits, une mauvaise note diminue ces derniers.

C’est le même principe que les avis des internautes ou des utilisateurs tels que pratiqués depuis déjà un certain temps par les plateformes d’« uberisation [14] », en fin de compte. Nous ne ferions, in fine, que systématiser un tel système au niveau de l’État, alors qu’il existait déjà chez les acteurs privés.

Les citoyens se sont déjà habitués aux systèmes de « tracking » depuis T0, T1 et T2 et nous constatons qu’ils privilégient massivement la sécurité à l’intimité. L’intimité est dangereuse, et couvre des abus difficilement détectables. Ils ont confiance en l’État (car ils n’ont plus vraiment le choix), et les opposants sont de plus en plus discrédités et isolés comme « antisociaux ». La communication politique est aujourd’hui massivement axée là-dessus. Les quelques opposants sont de plus en plus rares, et une partie d’entre eux ont arrêté de s’exprimer subitement ou ont vu des portions peu reluisantes de leur vie privée être mystérieusement révélées au public, faisant sérieusement douter de la légitimité de leurs intentions.

Les « bons » citoyens (terme de plus en plus repris en communication politique) constituent la majorité de la Société, mais le mal peut surgir de partout, même des milieux les plus privilégiés et vertueux. « L’Homme est à la foi un dieu et un loup pour l’Homme », pour citer Thomas Hobbes [15]. Quoiqu’il en soit, cela ne sera bientôt plus un problème puisque seules des personnes « ayant quelque chose à se reprocher » auront intérêt à combattre un tel système. Cette résistance est d’ailleurs limitée, puisque les manifestations et regroupements de potentiels « influenceurs contestataires » sont difficiles à organiser (la notion d’appel à la haine est aujourd’hui, à T3, de plus en plus extensible incluant parfois de simples divergences politiques), et les leaders les plus violents et radicaux sont arrêtés de manière préventive avant toute manifestation publique.

Mais n’oublions pas le PIB [16]. Nous pourrions utiliser ce système pour maximiser l’efficacité de notre économie : savoir ce que les gens achètent et ce qu’ils pensent acheter. Bref, orienter leurs choix de manière à maximiser leur rentabilité et leur consommation de sorte que ce crédit social n’altère en rien la logique d’économie de marché, symbole utile de liberté (dans un régime qui ne l’est déjà plus, à ce stade, mais passons).

En maximisant ce système de traçage, de suivi, d’enregistrement et d’auto-contrôle de nos concitoyens, nous pouvons enfin créer une conscience globale, mondiale, collective et pacifique, rendant l’ensemble de nos concitoyens unis sous un même cadre d’idées et de valeurs, sanctionnant automatiquement les divergences. Cela sera renforcé par la démocratisation des interfaces homme-machine par la pensée (connaissez-vous le fascinant projet Neuralink [17], d’Elon Musk [18] ?).

Nous observons toutefois que certaines personnes réagissent mal à cette autosurveillance de masse. Il y a des cas de « burn-out » sans raison apparente, de suicides, d’excès de violence imprévisibles ou d’actes de terrorisme liés à des déviances instantanées de « loups solitaires » : c’est pourquoi nous devons également mettre en place un système de suivi particulier et prédictif pour protéger les gens contre eux-mêmes et leurs faiblesses. L’isolement de ces personnes du reste de la population et des mesures d’accompagnement spécialisées peut être une piste intéressante à suivre pour réguler ce problème [19].

Restera-t-il des êtres humains à T4, selon vous ? Comment définir un être humain, si ce n’est pas sa liberté de conscience, ses erreurs et sa créativité personnelle ? Question philosophique voire spirituelle que nous n’aborderons pas ici.

V. On part un peu loin, selon vous ?

Revenons à T0, à notre temps.

Une grande partie des décisions prises sur la surveillance des citoyens le sont par une génération qui a vécu l’âge d’or de l’idéalisation de la science-fiction. Ce qui est technologique est souvent vu comme bien, neuf, et ambitieux. D’autres sont nostalgiques de discours sécuritaires d’un autre temps (qui revient curieusement à la mode). D’autres se disent progressistes : que ce soit pour privilégier une méritocratie fantasmée (systématiquement analysée sous l’angle exclusivement économique), pour une transition écologique abrupte et coercitive pour les citoyens, pour une réindistrualisation directive…

Rares sont ceux qui défendent l’idée d’émancipation, de confiance et de liberté de l’homme. Ils n’ont pas connu la guerre ou l’autoritarisme, si ce n’est dans les discours de leurs parents ou les reportages TV. Ils confondent liberté et libéralisme, même si le marketing digital démontre jour après jour des tendances de plus en plus efficaces à la propagande et à la manipulation des masses par intérêt économique voire électoral [20]. Ils voient dans le règlement de compte à la « Rambo » Hollywoodienne une manière efficace (i.e : populaire et populiste) de gérer certains conflits. Ils votent réactionnaire ou conservateur et veulent mettre fin à l’assistanat (dont ils ont bien profité durant la plus grande partie de leur vie active).

Beaucoup de citoyens sont « atomisés et aculturés », ce qui est l’un des corollaires désastreux des grandes mégalopoles, temples d’une consommation stimulée par l’insécurité du chômage et du coût de la vie. Ces mégalopoles sont constituées d’anonymes (entre eux, bien sûr, mais pas des acteurs du numérique et de ceux qui en bénéficient) qui se croisent mais ne se connaissent plus, ce qui est le terreau du totalitarisme selon Hannah Arendt [21]. Les citoyens ne votent plus massivement, s’engagent de moins en moins mais suivent, consomment. Lorsque certains citoyens se révoltent, c’est souvent sans réel projet de société si ce n’est d’obtenir un budget alloué supplémentaire à tel ou tel secteur afin de stimuler leurs consommations personnelles.

D’où la réponse autoritariste : simple, rapide, efficace et au marketing impeccable puisque maîtrisé par une propagande systématique. Les altérités sont gommées, effacées, silencieusement ou violemment et l’impression générale, un peu brouillée, ressemble à une utopie. Mais que l’on ne s’y trompe pas : c’est bien une dystopie. Peu de gens qui ont connu ces régimes affirment avoir été heureux sous le joug de l’URSS, du fascisme italien ou de tout autre système politique basé le totalitarisme. Mais avec le temps, le souvenir des souffrances s’efface au profit des quelques images fortes de ces régimes : les images de la propagande (imaginez le résultat de cette dernière avec les moyens offerts par les nouveaux moyens de communication : un Big Brother [22] dans chaque poche de « jean », sur chaque bureau, derrière chaque écran et en tout lieu).

Beaucoup d’ingrédients explosifs sont réunis et doivent nous alerter : une telle dystopie est possible, elle est même probable. Une petite concession prise peut devenir une habitude, préparant la concession suivante d’où les T0, T1, T2, T3 et T4. Internet est-il le détonateur, le rêve d’émancipation écrasé et remplacé par la privatisation de quelques grands acteurs économiques, capables de créer des Présidents et des Brexit ? Ces questions sont trop larges pour un simple article, qui n’a pour seul objet que de nous pousser à la réflexion.

Aucune société autoritaire n’a fonctionné à terme, surclassée par des régimes en apparence plus chaotiques, mais plus dynamiques et ouverts. L’autoritarisme n’est pas nécessairement démonstrativement violent, mais il se piège lui-même sous son propre poids et le malheur de sa population, même « rééduquée ».

Pour en revenir à ma conception personnelle : je crois en l’effet « cliquet » en politique, au fait que chaque étape temporaire a tendance à devenir une base granitique et inviolable. C’est pourquoi, lorsque l’on me parle d’une application de tracking sponsorisée par un Etat, même le mien, même avec des idéaux nobles derrière, et même en situation de crise sanitaire, je demeure sceptique voire opposé, car je crains pour la suite.

C’est le drame de notre civilisation : le temps s’est raccourci et le carriérisme a été porté à un tel niveau que chaque rouage, motivé principalement par un intérêt égoïste, s’imagine déresponsabilisé de la direction que prend l’ensemble de la machine « Société ». S’imaginer que « ce qui nous sauve de la bureaucratie, c’est son inefficacité », comme le soutenait Eugène McCarthy [23], ne sera peut-être pas suffisant pour protéger des régimes en apparence si forts mais en réalité si fragiles que sont nos démocraties.

Face aux « chemises brunes du numérique », il est encore peut-être temps, a minima, d’en prendre conscience.

Pierre LOIR DPO externalisé et conférencier Site: Observantiae.com

[5Voir cet article sur le cahier « la forme des choix » de la CNIL ainsi que celui-ci.

[7Je vous renvoie à cet excellent article du Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL.

[8Exemple : l’outil phare présenté par Palantir Technologies.

[19Petite piste de réflexion ici.

Comentaires: