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Télétravail : vie privée et philosophie du management face à la crise sanitaire. Par Pierre Loir, DPO.
Parution : lundi 18 mai 2020
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Le management et la manière dont nous concevons le cadre de travail se heurtent à l’intrusion massive des outils digitaux dans la vie privée des collaborateurs. Face à la crise du COVID-19, les entreprises ont du massifier le recours au télétravail, souvent sans réelle planification. La méthode de la contrainte et du contrôle, si intégrée dans le management "à la française", démontre aujourd’hui de nombreuses failles : de la baisse drastique de la productivité aux risques psychosociaux.

En modifiant les échanges, en limitant l’usage du papier, en faisant de l’outil le point central des communications par rapport aux transmissions physiques sur supports matériels, Internet a révolutionné en peu d’années la manière dont les professionnels, particulièrement cadres, exercent leurs missions.

Paradoxalement à l’explosion des outils numériques et innovants, les règles de management et de la vie en entreprise, elles, n’ont que très peu changé dans l’extrême majorité des cas, à l’exception notable du « lean [1] », de l’entreprise « libérée [2] » de l’entreprise « opale [3] » (etc.), qui sont en général marginaux et mal enseignés aux entreprises adeptes traditionnellement des stratégies de contrôle, d’injonction, de contrainte… et de son corollaire le présentéisme.

Le Droit social n’a malheureusement lancé que de timides avancées liées au Droit à la déconnexion et autres pétitions de principe sur l’importance de considérer que le collaborateur n’est pas nécessairement disponible à tout instant, quel que soit le caractère ludique de l’outil mis à sa disposition.

La systématisation du télétravail [4] pour les emplois ne requérant pas nécessairement la présence physique du collaborateur n’a jamais été réellement pensée et planifiée, raison pour laquelle la crise sanitaire du Covid-19 n’a pas permis une transition douce mais au contraire souvent chaotique. Deux situations paradoxales peuvent se rencontrer :
- il y a la possibilité marginale que certains collaborateurs soient incapables d’effectuer leurs missions en dehors d’un contexte coercitif direct, certes, (impression accrue par le management « de la contrainte » cité précédemment)
- mais il y a également l’abus de la quantité d’outils mis à la disposition du management pour contrôler le temps et l’efficacité du travail à distance du collaborateur confiné… accroissant le sentiment d’oppression de ce dernier au sein de l’un des seuls lieux théoriquement préservé de sa carrière professionnelle (sauf exceptions) : le domicile.


I. La vie privée au (télé)travail, une exigence légale autant qu’éthique.


La CNIL le répète sans cesse : le suivi systématique en temps réel des collaborateurs est fortement déconseillé voire interdit [5]. Le Droit du travail le rappelle également, particulièrement au travers de l’article L.1121-1 du Code du travail qui dispose que : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »

Pourquoi ces interdictions ? Quelle que soit l’importance stratégique et l’objet social de l’entreprise, aucune cause ne justifie la monopolisation de l’esprit au-delà du raisonnable. Prenez le philatéliste [6] le plus chevronné : il ne resterait jamais plus de 12 heures dans sa journée à coller des timbres, même si c’est sa marotte.


II. La dégénérescence du management de la contrainte : 0% vie privée, 100% surveillance.


J’ai sélectionné deux exemples pour illustrer les problématiques rencontrées par les entreprises et leurs salariés : le cadre de travail (massivement en « open space ») et le suivi des missions.

L’Open Space [7] favorise-t-il réellement la qualité du travail ?

En cas de communication intense nécessaire au quotidien, peut-être. Mais en réalité :
- Cela enjoint les introvertis [8] à être fortement déconcentrés et à s’emmurer dans le silence, un casque sur les oreilles ;
- Cela enjoint les collaborateurs au présentéisme en simulant une durée de travail standard.

Je m’explique :
- Certaines personnes vont se laisser aller à terminer leur journée en même temps que les autres alors qu’elles se trouvent en situation d’urgence requérant peut-être quelques heures supplémentaires, certes... ;
- Mais bien d’autres vont rester en poste, inutilement, pour ne pas assumer de prendre leurs sacs et leurs manteaux devant leurs collègues de travail avant une heure fixée le plus souvent par la coutume d’entreprise (chez les avocats et cabinets de conseil, je fixe cette barre symbolique à 19h30, 18h-18h30 au sein des entreprises classiques, 17h30 dans certaines administrations ou banques de détail). En dessous de ce temps de travail : partir est considéré comme de la fainéantise (quelles que soient les différences potentielles d’efficacité entre les collaborateurs) tandis qu’à l’inverse « tirer sur la corde » du temps de travail peut être bien vu, et enjoindre le groupe à repousser, jour après jour, l’heure du départ (du moins, jusqu’au burn out [9] ;
- Cela enjoint certains à pratiquer des stratégies d’isolement pour glaner quelques instants d’intimité face à l’auto-surveillance ;
- Cela enjoint les fatigués à ne pas fermer les yeux de peur d’être jugés par leurs collaborateurs et à simuler une productivité qui n’a, pourtant, besoin que d’un léger « break » de quelques minutes pour se ressourcer. Etc.

L’open space tue nos entreprises françaises pour des raisons culturelles, certes, mais pas que. Quoiqu’il en soit, nous parlons bien d’une baisse de 66% de la productivité- [10], principalement liées à cette crise de l’intimité qui incite entre autres les salariés à établir des stratégies d’isolement (pause toilettes plus longue, réservations de salles de réunion pour s’isoler, présentéisme de fin de journée pour « donner le change » etc.).

Nous avons également un grave problème dans le cadre du suivi des missions :

Les grilles d’évaluation des managers comprennent souvent des KPI [11] et des objectifs à atteindre (par trimestre, par semestre, par année etc.). La logique de pression constante pour « tirer le maximum des collaborateurs » est d’évaluer le manager sur des objectifs (parfois) trop vagues ou légèrement (voire carrément) au-dessus de ce qui pourrait être raisonnable d’attendre de lui et de ses équipes, pression qu’il retransmet plus ou moins sur ses collaborateurs. Le manager peut également douter de sa légitimité ou de l’efficacité de son poste.

Pour donner le change, un management sous-pression, inefficace et intrusif peut aboutir à :
- Vouloir figurer dans toutes boucles et échanges et marquer parfois excessivement des désaccords sur certaines formulation élément périphérique du sujet pour maintenir une pression sur ses collaborateurs
- Maximiser la réunion comme un outil de contrôle : qu’elle soit physique ou en visioconférence
- Et dans des cas extrêmes :
Siloter ses équipes, voire siloter son département : en clair, rendre les travaux des uns et des autres suffisamment opaques pour que chacun doute de ce qui est effectué par ses pairs, et s’investisse encore plus ostensiblement pour se protéger (en démontrant sa productivité)
Contrôler outre mesure : que ce soient par les statistiques de connexion, les visites et « demandes de bilans » impromptues, les micro-réunions, les e-mails à copies-jointes aux nombres de destinataires disproportionnés etc. les outils légaux ou illégaux ne manquent pas pour perdre un temps dédié au travail réel en surveillance excessive aboutissant (sans le vouloir, quoique) à pousser encore d’avantage le collaborateur au désinvestissement ou au burn out.

J’ai le souvenir d’une entreprise capable, pour un audit non vérifié, d’enchaîner pendant 2 semaines : réunion de suivi, groupe de travail, comité de pilotage, réunion de restitution…le tout bien évidemment ponctué de grands compte-rendus devant systématiquement être validés par toutes les personnes interrogées (répondant au goutte à goutte).

L’équipe en charge du projet était sous pression constante, allant parfois jusqu’à travailler au-delà de minuit sur des questions de formalisme des supports de présentation (je le rappelle : le fond, c’est-à-dire la qualité des données, n’était pas vérifiée). Beaucoup de temps sur le périphérique et le contrôle, peu/pas de temps sur l’avancée réelle de la mission.


III. Et, tout d’un coup, un télétravail massif imposé par la crise sanitaire.


Les exemples et sujets potentiels de problèmes de notre univers professionnel en totale perte de vitesse ne manquent pas, mais ce qui est intéressant de noter est à quel point le confinement et la systématisation du télétravail ont bousculé tout cela.

Ne risquons-nous pas de nous retrouver dans une situation encore accrue du besoin de contrôle « top down [12] » ? En effet, faute d’une présence concrète au sein de l’entreprise, comment un salarié peut-il démontrer son investissement face à un management toujours plus réceptif aux manifestations artificielles et ostensibles du travail ?
- En restant connecté le plus longtemps possible, même en « remuant la souris » (la petite icône connecté/absent ne trompe personne),
- En envoyant d’avantage d’e-mails (même non nécessaires) à d’avantage de personnes pour pouvoir démontrer son utilité au sein de l’appareil productif
- En sollicitant ses collaborateurs des heures où des jours parfois indus (Combien de personnes ont-elles reçu un e-mail professionnel le 1er mai 2020 ?).

Si la productivité chute, les managers pourront arguer « la faute au télétravail ». A l’inverse, si la productivité reste constante ou augmente, la réflexion « tous nos collaborateurs sont-ils utiles ou avons-nous des objectifs sous-évalués ? » prendra tout son sens et enjoindra les managers soumis au « cost-killing » à d’avantage surveiller et sanctionner tout en incitant leurs collaborateurs à se « surconnecter » pour démontrer leur implication.

Si nos entreprises sont de plus en plus considérées comme des « bagnes » poussant au désinvestissement, est-ce dû à l’augmentation générale de la qualité de vie des collaborateurs qui ont des standards aujourd’hui trop élevés, ou est-ce parce qu’ils sont encore plus oppressés dans la vie professionnelle aujourd’hui que dans le « monde d’avant internet » ?

Je tiens, en aparté, et l’ayant expérimenté moi-même, à mettre un gros bémol au « solutionnisme entrepreneurial » qui enjoint les salariés à idéaliser la création d’entreprise. Même avec un numéro de SIRET, l’entrepreneur n’est jamais le seul maître à bord. La plupart des entreprises ont quelques clients principaux faisant la pluie et le beau temps de leurs entreprises : ces clients ont plus de poids et d’ingérence qu’un employeur, et le Droit du travail ne protège pas le prestataire (la relation est gérée par le Droit commercial, beaucoup plus impitoyable). Seuls tirent leurs épingles du jeux quelques professions si rares qu’elles ont pignon sur rue et peuvent imposer leur rythme (c’était le cas, jusqu’à il y a peu, des développeurs Web concurrencés aujourd’hui par des CMS ludiques, tels que Wordpress, permettant à n’importe qui de créer son site Web pour un prix réduit).


IV. Et la vie privée, dans tout ça ?


J’y arrive, j’y arrive. Car c’est quand même mon secteur d’activité principal.

Nous ne pouvons pas rester dans une logique de digitalisation totale et d’incitation au télétravail tout en revoyant nos modèles de management et d’indicateurs de performance en un temps si court que celui qui nous est imposé par les mesures de confinement liées à la crise sanitaire du Covid-19.

Il y a un excellent moyen, bien plus court que ces intenses révisions (qui devront, quoiqu’il en soit, être faites à terme) pour résoudre une partie des conséquences néfastes de notre management digitalisé et en crise sur l’investissement des collaborateurs en temps de télétravail : consacrer fortement les règles en matière de communication au sein de l’entreprise, le Droit à la déconnexion et prévoir (je sais, c’est paradoxal avec mes propos antérieurs mais je vais m’expliquer) des moyens de contrôle et des sanctions lourdes en cas de violation de la vie privée des collaborateurs.

Ces moyens s’appellent (a minima) :
- Politique de la protection de la vie privée
- Charte informatique et charte des usages du numérique
- Règlement intérieur de l’entreprise

Ces documents précisent les Droits, devoirs et pratiques des collaborateurs au sein de l’entreprise mais sont le plus souvent, comme une grande partie du « pack du nouvel arrivant » : rarement expliqués, et peu souvent lus (à l’exception notable de la couverture liée à la mutuelle d’entreprise).
Il est donc fondamental de former les collaborateurs à la prise en main de ces documents et à leurs applications concrètes.

Au-delà de les faire comprendre aux collaborateurs, il faut également leur montrer comment utiliser ces documents. Deux interlocuteurs me semblent privilégiés pour répondre à cette problématique : le/a DRH (classique) mais, et surtout, le/a Délégué(e) à la Protection des Données (DPD ou DPO pour Data Protection Officer) nommé(e) par l’entreprise.

Le DPO n’a pas réellement de pouvoir coercitif, particulièrement en cas d’externalisation (il est complexe d’offrir, même symboliquement, un moyen de sanction concret au prestataire au sein de l’entreprise, je le conçois tout à fait), mais il est théoriquement en lien direct avec la direction pour faire remonter certains écarts et souligner certaines urgences directement liés à la Protection de la Vie privée des salariés.

Cela suppose que les directions soient à l’écoute de cette nouvelle manière de concevoir l’entreprise, chose difficile pour les comités de Direction rompus aux « cases à cocher » des tableaux de « compliance » pour orienter leurs décisions stratégiques.


V. Conclusion.


La période de crise sanitaire est un drame pour beaucoup de personnes, et une période extrêmement difficile pour d’autres. Côté entreprise, les mesures de confinement ont entraîné une baisse drastique de la consommation et de la production nécessairement imbriquée entre partenaires et sous-traitants.

En mettant à l’arrêt certains pôles, la crise a paradoxalement remis les urgences réelles et feintes à leurs niveaux respectifs.

Est-ce le bon moment pour réfléchir et revoir la manière dont l’entreprise et son management aussi digitalisé qu’intrusif fonctionnent ? Assurément.

Les bases pour un management plus décent existent en grande partie, que ce soient dans la définition de la raison d’être de l’entreprise (loi PACTE), l’apport des nouvelles règles en matière de Protection des données personnelles (le Règlement Général sur la Protection des Données) ou le Droit à la déconnexion [13] timidement intégré dans le Droit du travail etc. Mais il s’agit d’aller au-delà de ce que le Droit impose, et non de se contenter d’assurer sa conformité. L’intelligence juridique peut consister en la manipulation des concepts pour assumer des décisions critiquables, bien sûr, mais peut également consister à aller au-delà du droit et de le concevoir, non comme un objectif de grille d’audit, mais comme une fondation pour élaborer de nouvelles solutions.

Les entreprises françaises n’ont été brillantes qu’à l’époque où elles innovaient d’elles-mêmes, sans dépendance ou copie de leurs concurrents (qu’ils soient d’outre-Atlantique ou autres). Cet esprit d’indépendance et de confiance en nos propres capacités a été oublié et dénigré au nom du « temps court » et du « cost-killing » limités à l’horizon de la prochaine réunion des actionnaires, mais peut-être est-il enfin temps de le remettre au goût du jour ? Cela demande un investissement réel, une conception du temps différente, et une direction qui « dirige », sans se contenter de « gérer » la communauté humaine que constitue l’entreprise. La protection de la vie privée à l’heure de la digitalisation et de la massification du télétravail est peut-être l’une des clefs pour y parvenir.

Pierre LOIR DPO externalisé et fondateur d'Observantiae SARL observantiae.com

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