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La clause de cession des journalistes en droit du travail. Par Erwane Hadjadj, Etudiant.
Parution : mercredi 6 mai 2020
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La clause de cession, permettant aux journalistes salariés de prendre l’initiative de la rupture de leur contrat de travail en cas de cession de leur périodique ou journal, est une garantie accordée aux journalistes au titre de la nécessaire indépendance de la presse dans un régime démocratique. Celle-ci semble néanmoins plonger le nouvel employeur des salariés, à l’issue de la cession, dans une insécurité juridique et économique.

L’article L7111-3 du Code du Travail définit le journaliste professionnel comme « celui qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de la profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources ». Alors que l’existence d’un statut juridique du journaliste ne fait plus aucun doute, cela n’a pas toujours été le cas. Avant 1935, date de la Loi Brachard instaurant un statut juridique du journaliste professionnel intégré au Code du Travail, le journaliste n’était régi par aucune règle, ne bénéficiait d’aucune garantie et invoquait devant les Tribunaux des usages qui n’étaient pas souvent reconnus faute de caractère de généralité et d’obligation. Autrement dit, il ne bénéficiait ni d’un contrat de travail ni de toutes les garanties qui s’y rattachent. Il n’existait ainsi pas de lien juridique entre le journaliste et son employeur informel ce dont il découle qu’hormis le repos hebdomadaire l’employeur n’était soumis à aucune obligation vis-à-vis du journaliste.

Depuis la Loi Brachard votée à l’unanimité par le Parlement le 29 mars 1935, le journaliste a désormais un statut juridique synonyme de garanties reconnues au bénéfice du journaliste désormais salarié. On pourrait se dire que le journaliste est un salarié lambda qui se verrait appliquer simplement le droit du travail. En réalité, il n’en est rien puisqu’il bénéficie à ce titre de garanties exclusives par rapport aux autres salariés.

Pourquoi un statut si spécial lui est-il reconnu ? Le député Emile Brachard justifiait ce statut spécial dans son rapport destiné à la Chambre des Députés et préalable au vote de la proposition de loi : « Il [le journaliste] joue dans l’Etat, ou plutôt dans la société, un rôle primordial, il tient en main une partie des forces sociales qui émanent de l’opinion, il agit sur la politique, sur les mœurs, sur les idées ». Ainsi, c’est parce que le journaliste est à la croisée des chemins entre le pouvoir politique et l’opinion publique qu’il doit être plus protégé que les autres salariés. Cette surprotection reflète en réalité une préoccupation beaucoup plus large qu’est celle de notre modèle démocratique. Pour demeurer un Etat démocratique, il faut une presse impartiale nécessitant à ce titre une indépendance.

C’est clairement une volonté libérale destinée à servir la démocratie qui se manifeste par la loi de 1935 dite « Brachard ». Georges Bourdon, expert français du Bureau International du Travail (BIT) amené à se prononcer sur la proposition de loi de 1935, déclarait que « c’est le rôle d’une démocratie de favoriser la diffusion de la parole imprimée ». Le Rapport Brachard poursuivait en affirmant que « le rôle de la presse est capital dans un ordre démocratique, qu’elle n’est plus à même de le remplir que dans la liberté et que le statut professionnel des journalistes est une des garanties de cette indispensable liberté  ». Autrement dit, le mot d’ordre était la liberté et l’indépendance des journalistes passant par des garanties telles que la clause de cession, nécessaires dans un modèle démocratique où la pluralité des opinions et la diffusion de l’information sont prépondérantes.

Les fonctions et la position du journaliste rendent nécessaires des garanties morales telles que la conscience et la préservation de la liberté de jugement et de décision notamment au vu des nombreux scandales (par exemple l’Affaire Dreyfus) ayant établi une proximité évidente des médias par rapport au pouvoir politique et à l’Armée. Ces nécessaires garanties morales se déclinent aujourd’hui en de multiples garanties protégeant le journaliste par rapport à son employeur. La plus célèbre demeure la « clause de conscience » permettant au journaliste professionnel de prendre l’initiative de la rupture de son contrat de travail, d’être dispensé de préavis et de bénéficier de l’indemnité de licenciement. Cette clause est destinée à garantir leur indépendance. Il existe également, et elle fait l’objet de ce développement, « la clause de cession » permettant à un journaliste professionnel de prendre l’initiative de la rupture de son contrat de travail dès lors qu’il a connaissance d’une cession du journal ou périodique au sein duquel il travaille. Ainsi, il peut décider de poursuivre ou non la relation contractuelle, qu’il entretient avec le cédant, avec le cessionnaire en vertu de l’article L7112-5 du Code du travail. C’est une exception très claire aux dispositions d’ordre public de l’article L1224-1 du Code du travail prévoyant, en substance, le transfert automatique des contrats de travail en cas de changement dans la situation juridique de l’employeur (notamment en cas de cession d’entreprise).

Doit alors s’opérer une conciliation entre ces intérêts divergents, ceux du journaliste professionnel, qui doit jouir de garanties exclusives au nombre desquelles figure « la clause de cession » en raison de ses fonctions et de sa position dans le corps social, et ceux d’un nouvel employeur se trouvant face à un risque important d’insécurité juridique et économique. Il en résulte les questions suivantes : Quels intérêts le droit du travail français a-t-il choisi de faire prévaloir ? Les impératifs démocratiques de protection du journaliste prévalent-ils sur les intérêts personnels de l’employeur ?

Le Code du Travail, consacrant à l’article L7112-5 la « clause de conscience » mais surtout la clause de cession, témoigne d’une volonté législative de faire prévaloir les garanties morales du salarié sur l’intérêt de l’employeur. Les dispositions régissant la clause de cession révèlent une législation extrêmement protectrice du journaliste professionnel (l) au détriment d’un employeur démuni face à une insécurité juridique résultant de cette législation (Il).

I. Une législation réactionnaire protectrice du journaliste salarié.

La clause de cession s’inscrit dans une volonté législative née en dans les années 30 de lutte contre la précarité des journalistes et la partialité de la presse (A) conduisant à une législation protectrice du journaliste professionnel (B).

A) Une législation réactionnaire.

La volonté d’Henri Guernut, député à l’origine de la proposition de loi de 1935 destinée à créer un statut juridique de « journaliste professionnel » et portée par le député Emile Brachard, était une volonté réactionnaire. Cette proposition de loi, qui revêt force légale depuis l’approbation unanime du Parlement en 1935, avait pour objet de libérer la presse du pouvoir politique notamment. Deux exemples seront développés afin d’illustrer la partialité de la presse par rapport à de hautes personnalités politiques et diplomatiques françaises.

Elle est abordée en premier car elle constitue l’élément ayant déclenché la proposition de loi d’Henri Guernut : c’est l’Affaire Arthur Raffalovitch. En 1931, a été publié un livre récapitulant une enquête établissant qu’Arthur Raffalovitch, attaché à l’Ambassade de Russie avant la Première Guerre Mondiale, avait réussi à corrompre des journalistes pour obtenir qu’ils écrivent des articles favorables aux emprunts russes. Cette affaire avait tout pour faire scandale en ce sens qu’elle mettait en lumière une presse largement partiale et corrompue, insusceptible d’informer au mieux l’opinion publique par de vraies informations. La presse avait perdu toute la confiance de l’opinion publique, confiance qui avait été déjà largement éreintée par l’Affaire Dreyfus.

Dans un climat d’antisémitisme exacerbé, l’Affaire Dreyfus mettait en lumière une presse largement manipulée par l’Armée. En effet, la presse était largement antidreyfusarde, contrairement à ce que l’on pourrait penser avec le célèbre article « J’accuse » d’Emile Zola, n’hésitant pas à dévoiler des éléments de l’enquête manipulés par des hauts-gradés de l’Armée Française désireuse de faire condamner Dreyfus, coupable parfait en raison de sa religion. Voici ce contre quoi les parlementaires voulaient lutter par les dispositions votées en 1935 et qui demeurent au sein de notre Code du Travail. Garantir une indépendance des journalistes passait par la reconnaissance d’un statut de journaliste professionnel et la reconnaissance de garanties au rang desquelles figure la clause de cession.

B) La clause de cession, une garantie protectrice du journaliste professionnel.

La clause de cession, au même titre que la clause de conscience, apparait comme l’illustration d’une législation protectrice du journaliste professionnel salarié. Celle-ci est codifiée à l’article L7112-5 1° du Code du Travail qui dispose que : « Si la rupture du contrat de travail survient à l’initiative du journaliste professionnel, les dispositions des articles L.7112-3 et L.7112-4 sont applicables lorsque cette rupture est motivée par l’une des circonstances suivantes : - cession du journal ou périodique […] ». Ainsi, la cession d’entreprise constitue une circonstance justifiant la rupture du contrat de travail à l’initiative du journaliste professionnel salarié.

Quels avantages cette clause de cession procure-t-elle au journaliste ?

Tout simplement, il a la possibilité de se délier du lien contractuel transmis à l’entreprise cessionnaire par son ancien employeur, et ce, avec une indemnité de licenciement ne pouvant être inférieure à un mois par année ou fraction d’année de collaboration en vertu de l’article L7112-3 du Code du Travail. Ainsi, le salarié démissionnaire a droit à une indemnité de licenciement lorsqu’il est un journaliste professionnel au contraire du salarié démissionnaire classique qui, lors de sa démission, est privé du droit à indemnisation-chômage et d’indemnité légale ou conventionnelle de licenciement. C’est un important privilège qui lui est ici accordé puisqu’une démission motivée par la cession du périodique ou du journal au sein duquel il est salarié produit les mêmes effets qu’un licenciement. Ceci peut apparaitre conceptuellement étrange.

En cas de litige sur l’indemnité de licenciement, l’employeur et le journaliste se présentent devant une commission arbitrale. Cette commission est composée paritairement d’arbitres désignés par les organisations professionnelles de salariés et d’employeurs et présidée par un fonctionnaire ou un magistrat en activité ou retraité (L7112-4 al. 2 du Code du Travail). Attention, cette commission n’est compétente que pour apprécier le montant de l’indemnité de licenciement lorsque l’ancienneté du salarié excède quinze années, ou indépendamment de toute ancienneté, en cas de faute grave ou de fautes répétées.

S’agissant du préavis, ici aussi le journaliste salarié bénéficie d’un privilège. Un salarié démissionnaire doit respecter en principe un délai de préavis fixé par la loi ou les conventions collectives, ou à défaut, par les usages de la profession (article L1237-1 Code du travail). Si celui-ci ne respecte pas ce préavis, il doit à l’employeur une indemnité forfaitaire égale à la rémunération qu’il aurait perçue durant la durée de ce préavis.

Néanmoins, les journalistes ne sont pas soumis à ce régime mais à un régime spécifique. En effet, l’article L.7112-2 du Code du travail dispose « qu’en cas de rupture par l’une ou l’autre des parties du contrat […] la durée du préavis est fixée à : - Un mois pour une ancienneté inférieure ou égale à trois ans – Deux mois pour une ancienneté supérieure à trois ans ».
Ainsi, ce délai différent en fonction de l’ancienneté semble pouvoir s’appliquer à la démission du journaliste pour cause de cession. Mais l’article 46 de la Convention collective nationale des journalistes prévoit que « si la résiliation du contrat de travail est le fait du journaliste, [le préavis est] de 1 mois quelle que soit son ancienneté ». Ainsi, cette disposition plus favorable semble permettre au journaliste démissionnaire de ne devoir respecter qu’un préavis d’un mois même si son ancienneté est supérieure à trois ans. Cette durée, lorsqu’on se place du côté du nouvel employeur, semble trop courte pour lui permettre de retrouver sur le marché un nouveau journaliste aussi opérationnel qu’un élément ancien de l’entreprise qu’il a acquise.

Attention, en matière de clause de conscience, il n’y a aucun préavis qui tend à s’appliquer contrairement à la clause de cession.

En réalité, la clause de cession place l’employeur cessionnaire du journaliste dans une situation de faiblesse juridique et économique.

II. Une clause de cession contentieuse et vectrice d’insécurité pour un employeur démuni.

La clause de cession a suscité un contentieux notamment s’agissant de la notion de « cession » (A) et fait de l’employeur la victime collatérale de la législation Brachard de 1935 notamment s’agissant des modalités d’exercice de la clause par le salarié (B).

A) Un important contentieux sur la notion même de cession.

L’une des principales difficultés s’agissant de la mise en œuvre de la clause de cession porte sur la notion de « cession ». Tandis que l’article L7112-5 1° du Code du Travail se contente d’évoquer « la cession du journal ou du périodique », les juridictions ont eu l’occasion de préciser ce qu’on entendait comme cession.

D’abord, la Cour de Cassation a considéré que la mise en location-gérance d’un journal ou d’un périodique ne constituait pas une cession au sens de l’article L.761-7 du Code du travail, soit l’actuel article L7112-5 du Code du travail [1]. La location-gérance pourrait se définir comme le contrat par lequel le propriétaire d’un fonds de commerce appelé « bailleur » ou « loueur » confie, en vertu d’un contrat de location, l’exploitation de son fonds à une personne appelée « gérant » qui exploite ce fonds en son nom, pour son compte et à ses risques et périls et qui paie au propriétaire un loyer ou redevance.
A juste titre, la Haute Juridiction a pu considérer qu’une telle opération ne rentrait pas dans la case « cession » puisque l’entreprise n’est pas juridiquement transférée, le bailleur restant propriétaire du journal. En revanche, la cession du fonds de commerce emportant transfert de propriété vaut cession au sens de l’article L7112-5 du Code du travail, et ce, même si certains éléments essentiels du fonds de commerce ne font pas partie de cette cession [2].

De plus, la cession du titre d’un journal intervenue dans le cadre d’une procédure collective s’analyse en une cession de périodique au sens de l’article ancien L761-7, peu important que le cessionnaire exploitait déjà ce journal depuis plusieurs années en vertu d’un contrat de licence [3].

Enfin, certaines opérations ne modifiant pas le contrôle effectif du périodique ont été exclues de la notion de « cession » au sens de l’article L7112-5 du Code du travail. Ainsi, il a été jugé que des cessions de contrôle à l’intérieur d’un même groupe de sociétés ne constituaient pas des cessions au sens de l’article précité en l’absence de modification du contrôle effectif exercé sur la publication [4]. Dans le même sens, la cession d’une agence de presse, qui appartenait aux membres d’une même famille, à une société ne constitue pas une cession au sens de l’article précité d ès lors que les membres de la famille continuent de détenir le contrôle de la société [5].

La définition de la notion de « cession » est prépondérante puisqu’en découle la possibilité ou, au contraire, l’impossibilité pour le journaliste salarié de faire valoir son droit à rupture du contrat de travail. Dans tous les cas où la jurisprudence exclut toute cession, il sera impossible pour le journaliste de quitter l’entreprise en arguant de la cession du périodique (sauf à démissionner, ce qui ne procure absolument pas les mêmes avantages qu’une rupture consécutive à une cession) ; dans tous les cas où la jurisprudence reconnait une « cession », cette possibilité sera ouverte au salarié.

Lorsque la cession est établie et la possibilité ouverte au salarié, l’employeur se trouve dans une insécurité juridique liée aux modalités d’exercice de la clause de cession.

B) Une clause vectrice d’insécurité pour un employeur démuni.

Les modalités d’exercice de la clause de cession semblent insécurisantes pour le cessionnaire, celui qui devient juridiquement l’employeur de tous les salariés de l’entreprise cédée en application de l’article L.1224-1 du Code du travail : que ce soit sur le délai d’exercice de la clause (1) ou sur les formalités à respecter par le salarié (2).

1. Sur le délai d’exercice de la clause de cession.

La clause de cession permet au journaliste salarié de quitter l’entreprise (journal ou périodique) des suites de sa cession

La jurisprudence retient que la loi n’impose aucun délai aux journalistes pour mettre en œuvre la clause de cession [6]. Ainsi, dès lors que la résiliation du contrat de travail est motivée par une des trois circonstances énumérées à l’article L. 7112-5 du Code du Travail, rien dans nos textes ne prévoit que la décision du journaliste de poursuivre ou de partir soit enfermée dans un certain délai. Ainsi, l’exercice de la clause de cession semble libre pour le journaliste qui peut théoriquement décider de partir quand il le souhaite en se prévalant de la clause, et ce, même longtemps après la cession.

Néanmoins, la Cour de cassation a eu l’opportunité ensuite de préciser que le délai de mise en œuvre de la clause par les journalistes devait être un « délai raisonnable », avec tout le flou que cette formulation emporte [7]. Cela n’apporte pas grand-chose quant à la définition du délai d’exercice de la clause sauf peut-être à préciser que ce délai peut être limité dans le temps. Mais jusque combien de temps après la cession le salarié se trouve-t-il encore dans ce « délai raisonnable » ? Telle était encore la question.

Théoriquement, le néo-employeur semble incapable de limiter dans le temps la possibilité pour le salarié d’exercer la clause (sauf encore à la limiter dans le délai raisonnable dont les juges n’ont pas défini la durée), se trouvant ainsi juridiquement démuni et face à une insécurité juridique quotidienne. En effet, il risque de voir ses salariés partir les uns après les autres en exerçant leur clause de cession, avec toutes les répercussions économiques que cela pourrait avoir. De plus, par les « licenciements » exigés par les journalistes désireux de faire jouer la clause de cession, il risque de payer des indemnités de départ pouvant être lourdes en fonction de l’ancienneté.

Cependant, une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) a tenté de faire déclarer inconstitutionnelle la disposition de l’article L7112-5 du Code du Travail consacrant la clause de cession. La Chambre sociale de la Cour de cassation a rejeté cette QPC pour défaut de caractère sérieux et a donc refusé de la transmettre au Conseil Constitutionnel pour examen. Elle est très claire en affirmant que « n’est pas sérieuse et ne doit pas donner lieu à renvoi au Conseil Constitutionnel la Question Prioritaire de Constitutionnalité tendant à faire constater que l’article L7112-5 relatif à la mise en œuvre de la clause de conscience telle qu’interprétée par la Cour de cassation, crée un droit imprescriptible pour les journalistes, dès lors qu’elle prête à l’interprétation jurisprudentielle une portée qu’elle n’a pas » [8]. Alors que l’on pourrait penser, comme le requérant, que la clause de cession est un droit imprescriptible c’est-à-dire dont l’exercice ne serait absolument pas limité dans le temps, la Haute Juridiction poursuit en précisant que les dispositions relatives à la clause de cession « ne dérogent pas aux règles de droit commun relatives à la prescription extinctive ».

La prescription extinctive constitue le mode d’extinction d’un droit résultant de l’inaction de son titulaire durant une certaine durée (en vertu de l’article 2219 du Code civil). En l’espèce, ce serait la durée à compter de la cession à partir de laquelle le journaliste perdrait la capacité d’exercer son droit résultant de la clause de cession. L’article 2224 du Code civil dispose que le délai de prescription extinctive de droit commun est de cinq ans « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaitre les faits lui permettant de l’exercer », en l’occurrence la cession. La Cour de cassation, rattachant la clause de cession à ce délai de droit commun en ce qu’elle n’y déroge pas, semble faire penser que le journaliste peut faire jouer la clause dans le délai de cinq ans à partir de la cession ou plus précisément de la date à laquelle il a connu ou aurait dû connaitre les faits de cession ayant fait naitre son droit. Tout cela ressort de la décision du 7 juillet 2015 dans l’attente d’un arrêt plus explicite qui exprimerait de façon certaine que le délai d’exercice de la clause de cession est de cinq ans.

Néanmoins, on pourrait se demander si le délai introduit par la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 à l’article L.1471-1 du Code du travail aurait vocation à s’appliquer (toute action portant sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit). Ce texte vise le délai pour introduire une action en justice et non celui pour invoquer le bénéfice d’un droit. Or, lorsqu’un journaliste brandit la clause de cession, il n’exerce pas une action en justice mais invoque un droit qui lui est reconnu par la loi. Ainsi, ce délai ne semble pas s’appliquer en la matière.

Certes, le Code du travail ne prévoit pas de délai d’exercice du droit à rupture à compter de la cession mais il semblerait que l’exercice de cette clause soit régi par la prescription de droit commun de cinq ans, qui s’appliquerait à compter soit de la cession soit du moment où le salarié a eu connaissance de la cession. Cela signifierait que le nouvel employeur serait dans l’incertitude la plus totale pendant au moins cinq ans après son acquisition du périodique. Certes, la clause de cession n’a pas de caractère imprescriptible mais l’employeur semble soumis au bon vouloir de ses salariés pendant au moins cinq années pendant lesquelles il risque de les voir demander leur départ.

2. Sur les formalités à respecter pour le journaliste désirant invoquer la clause .

S’agissant des formalités que le journaliste désirant invoquer une clause de cession afin de rompre son contrat de travail avec l’employeur cessionnaire, là encore le Code du Travail reste muet. Il ne précise rien et n’évoque aucune formalité. Comme le délai d’exercice, on pourrait penser que le journaliste ne serait soumis à aucune obligation de forme lorsqu’il déciderait d’actionner sa clause de cession.

En réalité, la Haute Juridiction pose néanmoins une condition importante à l’exercice de cette clause. En effet, la résiliation du contrat de travail ne saurait intervenir qu’à la condition que l’intention du salarié de mettre fin à la relation qui le lie à son nouvel employeur soit claire et non équivoque, formellement motivée par la cession du journal ou du périodique [9]. Cela signifie simplement que la rupture du contrat de travail ne doit pas faire l’ombre d’un doute et que le salarié doit seulement justifier cette rupture par le fait que le périodique pour lequel il travaille a été cédé. Ceci n’apparait pas très lourd. Pour éviter tout souci, il est recommandé au salarié d’envoyer une lettre recommandée à l’employeur précisant clairement qu’il met fin à son contrat de travail en raison de la cession et qu’il entend se prévaloir de l’article L7112-5 1°du Code du Travail.

Néanmoins, on voit poindre une difficulté évidente. En effet, il se peut que le salarié motive formellement la rupture de son contrat de travail par la cession du journal ou périodique mais que le réel motif de la rupture ne soit pas cette cession. On se retrouverait ainsi avec un salarié pouvant abuser et contourner l’usage de la clause de cession. L’argument des employeurs tiré du fait qu’il appartienne au juge de vérifier la réalité de la cause invoquée par le salarié pour motiver la rupture semble être rejeté par les juges (notamment la Cour d’Appel de Paris) qui semblent ne pas exiger que le salarié explique précisément les raisons pour lesquelles, du fait de la cession, il a décidé de quitter l’entreprise. Ainsi, le simple fait pour un salarié de faire expressément référence à la cession suffit à ce qu’il puisse se prévaloir des bénéfices de la clause. L’employeur, ayant fait l’acquisition du périodique, se retrouve ainsi démuni face à ce risque d’abus de droit par son salarié.

Erwane HADJADJ Etudiant en M1 Droit social à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

[1Cass. Soc. 29 mai 1991, n°87-45.677.

[2CA Paris, 22e ch. B, 29 janv. 1988, Thérond c/ Panorama.

[3Cass. Soc. 26 févr. 2002, n°00-40.763.

[4CA Paris, 22e ch. C, 5 mars 1991, Moran c/ CEP.

[5CA Paris, 18e ch. E, 29 mai 1997, SARL Universal Photo La Galerie c/ Moulia.

[6Cass. Soc. 10 mars 1998, n°95-43.795 ; CA Versailles, 11e ch., 15 mai 1996, Gilbert c/ Le Nouvel Economiste.

[7Cass. Soc. 30 nov. 2004, n°02-42.437.

[8Soc. QPC. 7 juill. 2015 n°15-40.019.

[9Cass. Soc. 15 mars 2006, n°03-45.875, SOMERA Radio Monte-Carlo Moyen-Orient c/Salame.