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Avocat : Aide-toi, le ciel t’aidera.
Parution : mardi 21 avril 2020
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Quelles leçons les avocats doivent-ils tirer de cette terrible crise du COVID-19 qui à coup sûr tuera plus de cabinets que de membres de leur profession ?
Jamais le dicton "Mieux vaut être riche et en bonne santé que pauvre et malade" n’aura été plus aisément vérifiable.
En effet, la crise du COVID-19 est survenue au moment où la profession était économiquement affaiblie par un long mouvement de grève déclenché en réaction au projet gouvernemental de réforme des retraites, qui a laissé exsangues les plus fragiles, ceux qui dépendent pour leurs revenus non d’une clientèle mais d’un secteur assisté, celui de l’aide juridictionnelle, c’est-à-dire en fait de l’Etat.

Et dans ces circonstances, qu’entend-on sur les ondes, que lit-on dans la presse : « Et nous ? Ne sommes-nous pas des auxiliaires de justice indispensables à son fonctionnement dans une démocratie ? Ne sommes-nous pas des entreprises autant dignes d’être secourues que d’autres ? ».

Ces deux cris ne sont d’ailleurs pas faux, et il n’est pas incongru de les pousser maintenant, mais pour autant, est-ce là tout ce dont on doit entendre d’une profession multiséculaire, qui telle un Phénix, s’est relevée de crises autrement plus graves ?

En réalité, la faiblesse du revenu médian des avocats [1] qui les fragilise aujourd’hui et qui après-demain faute de trésorerie ne leur permettra pas de rebondir, lorsque la crise économique concomitante à la crise sanitaire aura pu être surmontée, a plusieurs causes, anciennes et connues.

Première cause : Le tropisme du judiciaire.

Les juridictions sont quasiment à l’arrêt, et le monde des avocats s’écroule.

Cet engrenage est-il une fatalité ? Assurément non pour ceux, et heureusement ils sont nombreux, qui ont su comprendre que l’activité d’un avocat marche sur deux jambes, le judiciaire et le juridique, ou dit autrement, le contentieux et le conseil, et qui l’ont diversifiée à temps, en se formant.

Qu’on ne dise pas qu’à partir d’un certain âge, on ne se refait pas, et autres excuses : Les anciens conseils juridiques, qui ne plaidaient jamais, ont bien ajouté l’activité judiciaire à leur activité juridique après la fusion avec les avocats en 1992, et y ont pas mal réussi, alors que beaucoup n’étaient pas de prime jeunesse.

Affirmons-le clairement : Ceux qui ne pratiquent que le judiciaire, à l’exception bien sûr de ceux qui ont une activité contracyclique comme les procédures collectives, sont généralement à risque, en ayant mis tous leurs œufs dans le même panier.

Qui plus est, à part la clientèle institutionnelle des banques et des assureurs, qui n’est pas a priori volage, la plupart des contentieux ne permettent pas de fidéliser une clientèle, qui vient une fois et qui ne revient plus après son unique divorce ou son problème de bail locatif.

C’est tout le contraire avec le juridique, où l’avocat ne suit pas, ou pas essentiellement, une logique de dossiers, mais une logique de clients, où l’expérience de leur métier devient un facteur de fidélisation. Et la pratique du conseil procure à ceux qui savent en dispenser des revenus plus élevés que la pratique contentieuse de base.

A tout le moins pourrait-on rapidement former les avocats n’ayant qu’une pratique judiciaire aux modes alternatifs de règlement des différends, qui peuvent fonctionner même lorsque les juridictions étatiques sont à l’arrêt ou en mode dégradé, qu’il s’agisse de médiation ou même d’arbitrage.

Deuxième cause : L’attrait excessif du pénal.

Les jeunes avocats ont de tout temps été attirés par la défense pénale, qui se magnifie dans le procès d’assises. Ce romantisme bien naturel est exacerbé au barreau de Paris par l’aristocratie d’intelligence que représente la conférence du stage et devenir l’un des douze secrétaires de cette conférence en étant élu au sein de cette élite prestigieuse après des joutes d’éloquence est encore aujourd’hui un des meilleurs points d’entrée dans la profession. Mais c’est un miroir aux alouettes, une belle illusion, car s’il y a beaucoup d’appelés, il y a peu d’élus.

En achevant en 2004 mon mandat d’administrateur de l’Ecole de Formation des Barreaux du ressort de la Cour d’Appel de Paris (la plus grande de France), il m’a été demandé par le Bâtonnier de Paris de l’époque de dire quelques mots à la promotion sortante, et j’ai déclaré à 1.200 futurs Confrères réunis à la Maison de la Mutualité : «  On vous a menti : Des 1.200 que vous êtes, une vingtaine à peine deviendra des ténors du barreau et vivra dans vingt ans du pénal. Car même si ces clients sont parfois récurrents, ils ne sont généralement pas solvables.  ». Je n’ai pas été hué, et de nombreux élèves-avocats sont ensuite venus me dire qu’on ne leur avait jamais parlé ainsi.

Certes, la magie du verbe est magnifique, l’envolée lyrique enthousiasmante, mais la recette du génie, proposée par Winston Churchill, devrait nous ramener sur terre : « 10% d’inspiration, 90% de transpiration  ».

Troisième cause : Le manque de spécialisation.

A sa création en 1991, l’Association des Avocats Conseils d’Entreprises avait pour slogan « Une profession, des métiers », car déjà le constat était fait que les avocats sont unis par leur déontologie et divers par les métiers qu’ils pratiquent au sein de leur profession. Mais de ce juste constat, les conséquences n’ont été tirées qu’a minima, par la création de mentions de spécialisation, dont l’obtention n’a pas attiré la majorité des avocats, loin s’en faut [2].

A part les avocats pratiquant le droit du travail, les gros bataillons des avocats sont formés de généralistes n’offrant aucun avantage concurrentiel visible, aucun critère différenciant, face à une demande recherchant de plus en plus un avocat spécialisé.

Il y a peu de vrais spécialistes de droit fiscal, de droit des sociétés, des associations et fondations, de droit économique, de la concurrence, des procédures collectives, etc. alors que se former dans une de ces matières permet souvent d’augmenter sensiblement ses revenus.

Quatrième cause : La trop faible mobilité professionnelle.

La plupart des avocats ignore le monde de l’entreprise, sauf pour le rejoindre en quittant la profession. C’est un appauvrissement pour la profession de voir des jeunes en début de carrière, souvent même au sortir des écoles de formation professionnelle, se diriger vers des carrières en entreprise pour des raison variées mais toutes bien compréhensibles.

Et pourtant quelle excellente formation pratique au droit commercial, des sociétés, des affaires que ces carrières, et combien il est dommage de se priver ainsi de tant de talents alors que l’activité de conseil, qu’ils pratiquent journellement, est encore sous-développée au sein de la majorité de la profession.

La logique voudrait que les allers et venues entre le monde de l’entreprise et le barreau soient fluides et qu’à l’instar de nombreux autres grands pays, on puisse en France conserver son titre d’avocat et son inscription au barreau en passant en entreprise.

Mais les archaïsmes sont tels et les oppositions toujours si résolues au sein de la profession que toute réforme en ce sens ne trouve aucune majorité pour la soutenir, au détriment des moins de quarante ans.

C’est une erreur profonde de croire que les juristes d’entreprise cesseront d’être prescripteurs de dossiers et deviendront des concurrents s’ils sont avocats. Le contraire a été constaté dans tous les pays où la mobilité professionnelle est admise.

L’absence de prise de conscience du caractère néfaste du statu quo contribue grandement à appauvrir la profession d’avocat en France.

Cinquième cause : Le déficit de formation à la gestion des cabinets.

Beaucoup d’avocats, même parmi les plus jeunes, ne savent pas ce qu’un point mort, n’ont aucune idée de ce que peut être le prix de revient de leurs prestations, ne comprennent pas la notion de besoin de fonds de roulement, n’apprécient pas l’importance de la trésorerie, ne savent pas lire un bilan et confondent chiffre d’affaires et bénéfice.

La facturologie, l’art et la manière de facturer en temps et en heure, n’est que rarissimement enseignée dans les écoles de formation professionnelle des avocats, et je n’évoque que pour mémoire l’ignorance dans laquelle la plupart se trouve de la forte corrélation prouvée depuis des décennies entre le mode d’exercice et le revenu médian.

Ainsi, exercer à titre individuel au lieu de se regrouper en société pour mutualiser les risques et accéder à des économies d’échelle sur les charges, est, sauf exception, se condamner à rester enfermé dans une trappe à pauvreté.

Alors que faire dans l’immédiat, pour surmonter la sidération qui s’est emparée des avocats comme de toutes les petites entreprises ?

Il est bien évident que les effets néfastes et cumulatifs du tropisme du judiciaire, de l’attrait excessif du pénal, de la trop faible mobilité professionnelle, du manque de spécialisation, du déficit de formation à la gestion des cabinets ne pourront être surmontés qu’au prix d’efforts de réorientation de longue haleine, qui ne commenceront à porter visiblement leurs fruits que dans quelques années, en agissant comme une pharmacopée avec effet retard, même s’ils étaient entrepris dès aujourd’hui.

Peut-être un début de réponse à la question ci-dessus se trouve-t-il dans les recettes de bons sens, les plus terre à terre.

Sachant qu’il est dix fois plus long et difficile d’acquérir un nouveau client que d’obtenir un nouveau dossier d’un client existant, il faut fortement conseiller à chaque avocat de se rapprocher de chacun de ses clients actuels, de s’enquérir de son état, tant sanitaire qu’économique, et de lui proposer d’analyser avec lui sa situation, afin de lui apporter toute l’assistance dont il a besoin en recourant là où cela est possible aux dispositifs gouvernementaux mis en place et le plus souvent ignorés du client.

Cette démarche positive, salutaire pour la cohésion sociale et le bien du pays, n’est pas seulement une bonne action. Elle aura nécessairement une conséquence heureuse sur l’aura personnelle de l’avocat qui l’aura faite, en termes de reconnaissance de son client, et collectivement sur l’utilité sociale de la profession qui ressortira grandie de cette crise par de telles actions.

Car dans toute crise, là où le pessimiste ne verra que les risques, il y a des opportunités. Encore faut-il rester optimiste pour les entrevoir.

Rédaction du village

[150 % des avocats avaient en 2016 des revenus inférieurs à 43.035 euros par an (dernier chiffre connu).

[2Au 1er janvier 2019, 8 487 mentions de spécialisation ont été recensées au niveau national. Plus de la moitié des mentions sont concentrées sur cinq mentions. Le droit du travail arrive en première position, représentant 18% des mentions, suivi du droit fiscal et douanier (11%), du droit des sociétés (9%), du droit de la sécurité sociale (9%) et enfin du droit de la famille et des personnes (8%).

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