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L’appréciation de l’atteinte à un droit de marque dans le cadre de l’entreposage de produits réalisé par un intermédiaire : seule la finalité compte ! Par Jonathan Elkaim, Avocat.
Parution : lundi 20 avril 2020
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CJUE 2 avril 2020 Coty Germany GmbH/Amazon C-567/18
En ces temps troublés de crise sanitaire, la Cour de Justice ne manque pas d’affiner encore et toujours la notion d’atteinte à un droit de marque.

Une fois n’est pas coutume, sa récente décision du 2 avril dernier vise de nouveau l’un des GAFAM, la société Amazon et ses filiales, rares survivants d’une économie moribonde et dont l’activité reste encore capitale pour une très grand majorité de consommateurs confinés.

A ce titre, la Cour précise le régime de responsabilité de l’entrepositaire pour détention de produits portant atteinte à un droit de marque, dès lors que celui-ci n’a pas connaissance de cette atteinte, à la lumière de l’article 9 du règlement UE 2017/1001.

1. Les faits.

Une société de droit allemand, Coty Germany Gmbh, dont l’objet est la commercialisation de produits cosmétiques en Allemagne, est titulaire d’une licence sur la marque de l’Union Européenne « Davidoff » désignant notamment les produits de « parfumerie, huiles essentielles, cosmétiques ».

Amazon Services Europe SARL met à la disposition de vendeurs tiers des services de publication en ligne d’offres de vente de produits sur le site Amazon dédié à chaque Etat membre et dont le contrat portant sur ces produits est exclusivement conclu entre l’acheteur et le vendeur.

La particularité des faits soumis à l’appréciation de la Cour tenait au fait que les vendeurs tiers disposaient de la possibilité de souscrire au service d’expédition de leur marchandise par Amazon, impliquant ainsi une activité de stockage desdits produits dans les centres logistiques des sociétés Amazon et une expédition par leurs soins.

La société Coty Germany a constaté, au moyen d’un achat test sur le site internet amazon.de, qu’un parfum désigné sous la marque « Davidoff » était offert à la vente par un tiers, lequel bénéficiait du service d’expédition d’Amazon.

Coty Germany a mis le vendeur en demeure de cesser son offre, en faisant valoir que les droits conférés par la marque du parfum n’avaient pas été épuisés. Le vendeur s’est engagé à s’abstenir de vendre tout autre produit, une clause pénale étant prévue en cas de manquement.

C’est dans ces conditions que la société Coty Germany a enjoint Amazon Services de lui remettre tous les flacons de parfum commercialisés sous la dénomination « Davidoff » du vendeur tiers.

Faisant droit à cette demande, la société Amazon Services a remis l’ensemble des flacons concernés en précisant que 11 d’entre eux proviendraient d’un stock étranger à celui du vendeur concerné.

La société Coty Germany a alors sollicité l’identité de ce nouveau vendeur tout en prenant soin de préciser que les droits conférés par la marque n’étaient pas épuisés s’agissant de la très grande majorité des produits reçus.

La société Amazon Services lui a toutefois indiqué qu’il n’était désormais plus possible de déterminer l’identité du propriétaire du stock litigieux.

Le licencié de la marque a donc estimé que les agissements des sociétés Amazon ont porté atteinte à ses droits de marque et a diligenté une action aux fins de les faire condamner à s’abstenir de détenir ou d’expédier les marchandises marquées du signe « Davidoff » en Allemagne.

Il convient de préciser que cette action ne concernait que les produits n’ayant pas été mis sur le marché de l’Union Européenne ou sur tout Etat partie à l’Espace Economique Européen par le titulaire de la marque ou par un tiers autorisé.

2. La procédure.

La juridiction de première instance et la juridiction d’appel ont toutes deux débouté la société Coty Germany, en considérant notamment que la société Amazon :

 n’avait pas fait usage de la marque litigieuse, ni détenu les parfums en vue de les offrir à la vente ou de les mettre sur le marché, mais avait simplement stocké ces derniers pour la vendeuse. Son rôle se résumait à celui de d’entreposeur, de sorte qu’elle n’avait pas connaissance du fait que le droits de marque n’étaient pas épuisés , excluant ainsi toute mise en cause au titre d’une violation au droit de marque de la société demanderesse ;

 n’avait ni détenu le stock du vendeur , ni expédié les produits litigieux aux acheteurs.

La société Coty Germany forma alors un pourvoi en cassation devant la Cour fédérale de justice Allemande, laquelle a sursis à statuer afin de poser la question suivante à la Cour de Justice de l’Union Européenne :

« Une personne, qui stocke pour un tiers des produits portant atteinte à un droit de marque sans avoir connaissance de cette atteinte, détient-elle ces produits aux fins de leur offre ou de leur mise sur le marché si ce n’est pas elle-même mais le tiers qui, seul, entend offrir les produits ou les mettre sur le marché ? [1] ».

La Cour de Justice répond par la négative et juge qu’un intermédiaire entreposant pour le compte d’un tiers vendeur des produits sans avoir connaissance de leur caractère illicite, ne fait pas un usage à titre de marque à moins qu’il ne décide de mettre lesdits produits en vente.

Deux enseignements principaux sont ici à dégager :

 l’activité d’entreposage de produits portant atteinte à un droit de marque ne suffit pas à établir une violation de ce dernier à l’égard d’un intermédiaire technique (1) ;

 la responsabilité de cet intermédiaire peut néanmoins être recherchée sur le fondement des directives 2000/31 intitulé « Hébergement », et 2004/48 dite « directive sur le respect des droits de propriété intellectuelle » dès lors que celui-ci a permis à un opérateur économique de faire illégalement usage d’une marque (2)

1. L’absence de violation d’un droit de marque dans le cadre d’une activité d’entreposage subordonnée à l’absence d’implication de l’intermédiaire.

L’article 9 du règlement UE n°2017/1001 dispose que :

« 1. L’enregistrement d’une marque de l’Union européenne confère à son titulaire un droit exclusif.
2. Sans préjudice des droits des titulaires acquis avant la date de dépôt ou la date de priorité d’une marque de l’Union européenne, le titulaire de cette marque de l’Union européenne est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires d’un signe pour des produits ou services lorsque :
a) ce signe est identique à la marque de l’Union européenne et est utilisé pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels la marque de l’Union européenne est enregistrée ;
[...]
3. Il peut notamment être interdit, en vertu du paragraphe 2 :
[...]
b) d’offrir les produits, de les mettre sur le marché ou de les détenir à ces fins sous le signe, ou d’offrir ou de fournir des services sous le signe ; »

C’est précisément au regard de ces dispositions et des conclusions de l’avocat général du 28 novembre dernier que la Cour de Justice a considéré que la société Amazon, en sa seule qualité d’intermédiaire, n’avait pas fait un usage à titre de marque de la dénomination "Davidoff".

Cette appréciation résulte notamment de la prise en compte par la Haute juridiction communautaire de l’implication de l’intermédiaire dans la commercialisation des produits marqués.

Ainsi que le rappelait l’Avocat général dans ses conclusions, la responsabilité de l’intermédiaire ne pourrait être engagée si celui-ci « n’a pas connaissance de cette atteinte et que ce n’est pas [lui-même], mais le tiers qui, seul, entend offrir les produits ou les mettre sur le marché » [2] .

Comment ne peut pas y voir une transposition du rôle de l’hébergeur consacré par l’article 6-I-2 de la LCEN et de son régime de responsabilité quant au contenu hébergé impliquant l’absence de “rôle actif de nature à confier une connaissance ou un contrôle des données stockées [3] ?

C’est d’ailleurs précisément à l’aune de ce raisonnement que la Cour a constaté que les sociétés Amazon n’ont fait qu’entreposer les produits concernés, sans toutefois les offrir à la vente ou les mettre dans le commerce.

Or, l’article 9, paragraphe 2, sous b), du règlement communautaire vise expressément l’offre de produits, leur mise dans le commerce, leur détention « à ces fins » ou encore la fourniture de services sous le signe concerné.

Ainsi, pour que l’atteinte à un droit de marque soit réellement constituée par l’entrepositaire, celle-ci devrait poursuivre la même finalité que le vendeur à savoir offrir les produits à la vente ou de les mettre dans le commerce.

Pour conforter l’absence de responsabilité des sociétés Amazon dans le cadre d’un usage à titre de marque, la Cour de Justice s’emploie également à rappeler au visa de ses précédentes décisions, que seul un tiers ayant un pouvoir décisionnel sur cet usage serait en mesure d’ y mettre un terme et donc de se conformer à l’interdiction formulée par le titulaire d’une marque.

On notera ainsi le rappel à l’arrêt Daimler aux termes duquel la Cour de Justice avait jugé que si la mise en ligne d’une annonce publicitaire sur un site Internet mentionnant une marque constitue un usage de cette marque par l’annonceur, encore faut-il que celui-ci l’ait bien commandée et ait donc joué un rôle [4].

De même, la Cour avait précédemment jugé qu’un prestataire de service qui, « sur commande et sur les instructions d’un tiers, remplit des conditionnements qui lui ont été fournis par ce tiers lequel y a fait apposer préalablement un signe identique ou similaire à un signe protégé en tant que marque, ne fait pas lui-même un usage de ce signe susceptible d’être interdit (…)  [5] » .

Dans le même ordre d’idée, la Cour confirme également sa précédente analyse rendue dans l’arrêt L’Oréal du 12 juillet 2011 , dans lequel elle avait confirmé que l’usage à titre de marque dans le cadre d’une Marketplace est réalisé par le vendeur, client de cette plateforme et non par l’exploitant de celle-ci [6].

En revanche, et si l’on ne peut que comprendre les raisons ayant conduit la Cour à retenir l’argument avancé par l’Avocat Général concernant le rôle actif de l’intermédiaire, l’on peut néanmoins regretter qu’elle ne se soit pas davantage intéressée aux deux autres critères avancés par celui-ci dans l’appréciation de la responsabilité d’un tel acteur, à savoir :

 La possibilité de considérer que cette société puisse s’impliquer « activement dans [la distribution des produits marqués], dans le cadre d’un programme ayant les caractéristiques du programme dénommé « Expédié par Amazon » », auquel le vendeur souscrit ;

 L’idée selon laquelle la seule ignorance par cette plateforme, du caractère illicite des produits offerts à la vente, ne saurait suffire à l’exonérer de sa responsabilité « lorsque l’on peut raisonnablement exiger d’elle qu’elle mette en œuvre les moyens permettant de détecter cette atteinte » [7] .

En effet, et sans vouloir imposer à ces prestataires une obligation générale de surveillance, à l’évidence « excessive sur les activités habituelles de ces entreprises » [8] , la particulière implication de ces entreprises, au travers de ce programme, dans la mise des produits sur le marché « implique que l’on peut attendre d’elles qu’elles fassent preuve d’un soin particulier (diligence) en matière de contrôle de la licéité des marchandises dont elles font commerce » [9] .

Un tel argument avait pourtant de quoi séduire les Juges communautaires, dès lors qu’il permettait d’éviter aux prestataires de se décharger de toute responsabilité en se contentant d’imputer la faute au seul vendeur, alors même que ces derniers ont pleinement conscience qu’en l’absence d’un tel contrôle, ils « peuvent facilement servir de canal pour la vente de produits illégaux, contrefaisants, piratés, volés, ou illicites ou contraires à l’éthique d’une quelconque autre manière, portant atteinte aux droits de propriété de tiers » [10].

Le silence des Juges communautaires s’explique peut-être par le fait qu’Amazon s’emploie déjà à lutter contre l’atteinte aux droits de propriété intellectuelle de titulaires par les vendeurs au travers de sa « Politique Anti-contrefaçon » stipulant que [11] :

« Chaque vendeur et fournisseur est tenu de se procurer, de vendre et d’expédier uniquement des produits authentiques. Les produits interdits incluent les bootlegs, faux ou versions piratées de produits ou de contenu ; les produits illégalement copiés, reproduits ou fabriqués ; et les produits qui portent atteinte à la propriété intellectuelle d’une tierce partie ».

Mais plutôt que d’apporter une réponse sur l’appréciation de ces deux critères, la Cour de Justice a préféré rappeler que d’autres disposition du droit de l’Union existent pour sanctionner un intermédiaire ayant « permis à un opérateur économique de faire illégalement usage d’une marque ».

2. Sur les recours existants contre les intermédiaires.

Sans expressément les nommer, dès lors qu’elle n’est pas tenue d’examiner d’autres questions que celles soumises à l’occasion du renvoi préjudiciel, la Cour de Justice prend soin de rappeler les fondements permettant d’agir à l’encontre des plateformes de marketplace.

Ces recours, déjà bien connus des praticiens de la propriété intellectuelle, se fondent sur l’article 14 de la directive 2000/31 transposé en droit français sous l’article 6-I-8 de la LCEN, ainsi que le considérant 23 de la Directive 2004/48 transposé, au cas d’espèce, à l’article L.716-4-6 du Code de la propriété intellectuelle [12] .

Cette dernière disposition spécifiquement applicable à l’atteinte au droit sur la marque, permet en effet à « toute personne ayant qualité pour agir en contrefaçon » de « saisir en référé la juridiction civile compétente afin de voir ordonner, au besoin sous astreinte, à l’encontre du prétendu contrefacteur ou des intermédiaires dont il utilise les services, toute mesure destinée à prévenir une atteinte imminente aux droits conférés par le titre ou à empêcher la poursuite d’actes argués de contrefaçon ».

Elle permet en outre de solliciter du juge qu’il ordonne toutes mesures urgentes notamment sur requête « lorsque les circonstances l’exigent » afin de prévenir tout préjudice du demandeur.

Il convient en outre d’indiquer que le Tribunal judiciaire de Paris a récemment jugé que ce fondement propre au droit des marques peut tout à fait co-exister avec celui prévu par la LCEN [13] .

Un arsenal juridique qui ne pourra être déployé qu’à condition de démontrer le rôle actif de cet intermédiaire.

Jonathan ELKAIM - Avocat au Barreau de Paris

[1Conclusions de l’avocat général M. M. Campos Sánchez-Bordona, présentées le 28 novembre 2019 C-567/18

[2Point 84 des conclusions de l’avocat général M. M. Campos Sánchez-Bordona, présentées le 28 novembre 2019 C-567/18

[3CJUE 23 mars 2010 Google France SARL et Google Inc. contre Louis Vuitton Malletier SA (C-236/08), Google France SARL contre Viaticum SA et Luteciel SARL (C-237/08) et Google France SARL contre Centre national de recherche en relations humaines (CNRRH) SARL et autres (C-238/08).

[4CJUE Daimler AG / Együd Garage Gépjárműjavító és Értékesítő Kft, 3 mars 2016, C-179/15

[5CJUE Frisdranken Industrie Winters BV/ Red Bull GmbH, 15 décembre 2011, C-119/10

[6CJUE, 12 juill. 2011, aff. C 324/09

[7Point 84 des conclusions de l’avocat général M. M. Campos Sánchez-Bordona, présentées le 28 novembre 2019 C-567/18

[8Point 80 des conclusions de l’avocat général M. M. Campos Sánchez-Bordona, présentées le 28 novembre 2019 C-567/18

[9Point 82 des conclusions de l’avocat général M. M. Campos Sánchez-Bordona, présentées le 28 novembre 2019 C-567/18

[10Point 82 des conclusions de l’avocat général M. M. Campos Sánchez-Bordona, présentées le 28 novembre 2019 C-567/18

[12Anciennement L. 716-6 depuis l’ord. n° 2019-1169, 13 nov. 2019, relative aux marques de produits ou de services qui transpose en droit français la directive (UE) 2015/2436 du 16 déc. 2015

[13Tribunal judiciaire de Paris, 8 janvier 2020, RG n°19/58624