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Droit du luxe : l’influence du compte Instagram @diet_prada dans le contentieux de la contrefaçon. Par Julie Curto, Avocat.
Parution : jeudi 9 avril 2020
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L’influence exercée par les Instagrammeurs dépasse largement le cercle du réseau social qui les fait naître et grandir. Dans le cas de @diet_prada, qui pointe au fil des défilés, les ressemblances entre les modèles de différentes Maisons, cette influence peut également s’étendre au contentieux judiciaire. Quelles en sont les manifestations ? Plus généralement, comment distinguer ce qui relève de la tendance et de l’inspiration, de la contrefaçon dans les domaines de la mode ? Avec un regard particulier sur les souliers masculins...

@diet_prada.

Avec ses 1,7 millions de followers, c’est l’un des comptes Instagram les plus scrutés et redoutés des acteurs de la mode.

Depuis 2014, il pointe, au fil des défilés, les ressemblances entre les modèles proposés par différentes Maisons, et dénonce, sans détour, ni ménagement, le manque de créativité de certaines.

Il est ainsi devenu le pire ennemi des marques épinglées, et réciproquement, le meilleur allié de celles prétendument copiées.

@diet_prada s’invite même dans les débats judiciaires, sans doute sans le savoir.

Je ne vise pas ici les menaces d’actions en justice pour dénigrement dont les gestionnaires du compte font régulièrement l’objet.

Je l’envisage plus indirectement, comme un nouvel outil à la disposition du praticien.

Comme un nouveau moyen de preuve, d’abord.

Prenons l’exemple d’une Maison de couture qui se serait ou souhaiterait se séparer de son directeur artistique, lui reprochant le manque d’originalité des modèles proposés (ce qui est souvent le motif invoqué par les Maisons au soutien d’une rupture).

En phase précontentieuse, une, ou a fortiori plusieurs, publication(s) @diet_prada pourrai(en)t constituer un premier indice de motif légitime permettant au requérant de solliciter des mesures d’instruction non contradictoires.

Il pourrait alors s’agir pour la Maison d’aller chercher des éléments de preuves démontrant que son designer était par exemple déjà en relation avec une Maison concurrente au moment de la (ou des) collection(s) moquée(s) par @diet_prada, ce qui pourrait expliquer qu’il l’ait (les ait) à tout le moins bâclée(s), ou même qu’il avait l’intention de lui nuire.

Sur le fond, ensuite, une (de) telle(s) publication(s) peu(ven)t permettre à la Maison de conforter le motif invoqué au soutien de la rupture et ainsi éviter tout grief tenant à un éventuel caractère abusif de celle-ci, voire obtenir au contraire, du directeur artistique concerné, des dommages-et-intérêts en réparation du préjudice subi par la Maison.

Son évaluation pourra alors tenir compte du nombre de vues, de la teneur des commentaires générés, du nombre de partages de la (des) publications, etc.

Ce qui fait donc, de ces publications, un nouveau moyen de preuve du préjudice subi, à la disposition du praticien (qui en manque ), et un moyen d’évaluation du préjudice subi (son quantum).

Ces publications peuvent également aider à la recherche d’antériorités, qui se fait plus classiquement dans les archives des musées, spécialisés le cas échéant (pour des souliers, le Musée de la Chaussure de Romans, le CTC de Lyon, les fonds documentaires des bibliothèques Forney ou des Arts Décoratifs, par exemple) ou en sollicitant des experts des domaines considérés, ce qui peut toutefois être onéreux.

Du côté de la Maison copiée, de telles publications peuvent venir conforter la démonstration d’une divulgation antérieure sous son nom du modèle revendiqué (puisque @diet_prada construit ses comparaisons sur des images de défilés) et donc faciliter la revendication de titularité au titre du droit d’auteur et/ou le bénéfice d’un dessin ou modèle non enregistré.

Reste alors la question de la date certaine des publications, qui devra sans doute être confortée par d’autres éléments.

De façon analogue, la répétition de publications mettant en comparaison la même Maison et le même copieur satirisé, peut faciliter la caractérisation d’actes distincts de concurrence déloyale par le renouvellement d’actes de suivisme.

Sur la qualification de contrefaçon en elle-même, la question semble en revanche plus délicate.

Il est en effet rappelé que les créations des industries saisonnières de l’habillement et de la parure (couture, fourrure, lingerie, broderie, chaussure, maroquinerie, etc) sont susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur , à la condition d’être originales.

Elles peuvent également jouir d’une protection cumulative au titre du droit des dessins et modèles, sous réserve de nouveauté et de caractère propre .

Pour autant, tant l’originalité , que la nouveauté et le caractère propre sont des notions juridiquement définies de façon abstraite et appréciées au cas par cas.

Or, dans la mode, il est souvent très difficile de distinguer ce qui constitue ou non la nouveauté (et/ou l’originalité), les créateurs ne pouvant que s’inspirer du goût du moment, suivre la mode et donc aboutir à des ressemblances pourtant étrangères à la contrefaçon.

Dans le domaine de la chaussure masculine, par exemple, un derby sera toujours un soulier bas, de forme élancée, avec un laçage sur des quartiers cousus sur la claque, là où un richelieu aura un laçage fermé, avec une tige constituée d’une seule pièce de cuir.

Pour autant, la reprise de ces seules caractéristiques par un concurrent ne peut constituer une contrefaçon dès lors qu’il s’agit de caractéristiques communes au genre.

Il faudra donc ajouter d’autres points de ressemblances pour tenter de caractériser la contrefaçon.

L’étendue du droit privatif invoqué doit en effet se mesurer d’après ce qui est réellement créé et c’est alors en fonction de ce qu’il y a de personnel dans le travail du créateur que l’on délimite le domaine de son droit et que l’on apprécie en conséquence la contrefaçon.

A l’analyse des modèles respectifs, il faut donc extraire de leur définition ce qui appartient au domaine public pour ne faire porter la comparaison, éventuellement constitutive de contrefaçon, que sur les parties nouvelles (et/ou originales).

En matière de souliers masculins, l’analyse devra donc porter sur le nombre et le positionnement de piqûres et surpiqûres, la présence de décors, de perforations constituant un motif (ce que l’on trouve souvent sur l’avant du soulier), sur la présence, le positionnement et la forme d’éventuels renforts, etc).

Et ce n’est que si les ressemblances prévalent sur les différences que la contrefaçon pourra être caractérisée.

Dans un Arrêt du 5 février 2014 , la Cour d’Appel de Paris, a ainsi retenu que :
« Considérant qu’il résulte de l’examen comparatif auquel la cour s’est livrée, que la chaussure de la société B diffère du modèle « Golf » de la société W par les caractéristiques suivantes, tenant aux dimensions de l’empeigne , plus longue de 15 mm sur le modèle « H », à la configuration du plateau dont les bords sont plats et non pas surélevés ainsi qu’ils se présentent sur le modèle revendiqué, à l’ornementation du bord extérieur des quartiers et du contrefort arrière par une double surpiqûre, l’une espacée de l’autre de plus d’un demi-centimètre, une seule surpiqûre étant constatée sur le modèle de la société W, au dessin des coutures sur le côté extérieur de la chaussure, le modèle « H » ne révélant pas les deux courbes légèrement ondulées, unies l’une à l’autre, évoquant des ailes de mouette qui décorent la chaussure de la société W, à l’absence de raccordement de la talonnette et des quartiers à l’inverse du modèle revendiqué dans lequel la talonnette et le quartier se raccordent en un point situé au-dessus de la trépointe , étant ajouté que la talonnette du modèle « H » n’est pas rapportée à la base des quartiers tandis que, s’agissant du modèle « G » la talonnette est rapportée à la base des quartiers par une double piqûre ;
Considérant qu’il s’infère de ces constatations que les différences sont prépondérantes et que les caractéristiques du modèle revendiqué ne sont pas reproduites de sorte que les modèles en cause produisent une impression d’ensemble distincte, les seules ressemblances relevant de l’appartenance commune à un même genre de chaussure Golf dont les pièces de la procédure montrent qu’il est apparu aux États-Unis et qu’il est connu en France depuis la fin des années 20 ;
Considérant que la contrefaçon n’étant pas, dans ces conditions, réalisée
 ».

Les ressemblances pointées par @diet_prada ne suffiront donc pas toujours à caractériser la contrefaçon, dès lors qu’il peut s’agir de caractéristiques communes à un genre, à une tendance ou alors largement antériorisées (« on retrouve ces caractéristiques chez le « copieur , mais on les retrouvait déjà communément dans le fond commun de la mode »).

Pour autant, le préjudice des Maisons spotted, lui, est immédiat, dès la publication sur Instagram, sans considération du bien-fondé juridique de la dénonciation.

Il s’agit ici de quelques manifestations de l’influence des Instagrammeurs, qui s’étend finalement bien au-delà de la sphère du réseau qui les a faits naître et grandir.

Me Julie Curto, Avocat en propriété intellectuelle - Lyon www.juliecurtoavocat.com