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Extension du domaine de l’exécution provisoire : nouveau péril pour le justiciable ? Par Patrice Mihailov, Avocat.
Parution : vendredi 13 mars 2020
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Le décret du 11 Décembre 2019 rend exécutoires les jugements rendus en première instance. Derrière l’affiche d’une mesure destinée à favoriser une Justice plus rapide et plus efficace, s’annonce une sérieuse entorse au principe d’un second degré de juridiction.

L’exécution provisoire est un attribut du jugement, qui permet une mise en œuvre immédiate d’une décision rendue en première instance, sans avoir à attendre le dénouement de l’appel.

Sa justification réside dans la protection de l’intérêt du demandeur, auquel est épargnée l’attente d’un appel engagé dans un but dilatoire par un débiteur de mauvaise foi.

Bref, l’exécution provisoire emporte la promesse d’une justice plus rapide et plus respectueuse du justiciable.

Mais les appels ne sont évidemment pas le seul fait de débiteurs engagés dans une stratégie d’esquive.

Et il faut envisager la possibilité que l’exécution provisoire frappe un plaideur auquel la Cour d’appel pourrait finalement donner gain de cause.

Accablée par un jugement de condamnation assorti d’un Article 700 lourdement compté, la partie malheureuse est naturellement conduite à s’interroger sur l’opportunité de poursuivre la procédure.

Peut-être même n’en a-t-elle plus les moyens.

Dans ce cas, et c’est moins glorieux, l’exécution provisoire a pour effet de décourager le justiciable de l’exercice de son droit, voire de l’en priver purement et simplement.

Ce qui conduit à nous demander si le décret du 11 Décembre 2019, qui systématise l’exécution provisoire des jugements rendus en première instance, ne dissimule pas derrière l’affiche d’une réduction de la durée de la procédure, une volonté de compromettre l’appel, pour décharger les juridictions du second degré d’une tâche qu’elles n’ont plus les moyens d’assumer (la Justice étant manifestement logée à la même enseigne que l’hôpital).

Il faut également évoquer la situation d’une entreprise, que le Tribunal condamnerait au paiement d’une somme excédant ses disponibilités, aux termes d’une décision assortie de l’exécution provisoire.

Ce jugement exécutoire peut placer l’entreprise en cessation des paiements, alors qu’elle pourrait obtenir gain de cause en appel.

Et l’arrêt de l’exécution provisoire par le Premier Président est aléatoire.

Pour illustration de la difficulté, l’arrêt de l’exécution provisoire peut être refusé, au motif que l’entreprise n’aurait pas justifié de la recherche du financement de sa condamnation par un emprunt bancaire (qui aurait informé ses partenaires financiers de son état de cessation des paiements, pour le cas où par extraordinaire, ils auraient été tentés d’offrir immédiatement un crédit dépourvu d’objet économique identifiable…).

Il reste à ajouter que l’exécution provisoire est souvent prononcée avec une grande légèreté et sans respect de ses conditions légales.

Ces conditions viennent de changer et il paraît utile d’évoquer successivement le régime ancien (I) et le nouveau (II).

En effet, les deux régimes sont en vigueur, puisque les instances engagées avant le 31 Décembre 2019 demeurent régies par le décret du 20 Août 2004.

I - Le régime ancien.

1) Dans le régime ancien, les jugements ne sont pas exécutoires de droit et leurs effets sont donc suspendus par l’appel.

Les jugements peuvent toutefois être assortis de l’exécution provisoire, lorsque le Tribunal l’a ordonnée.

L’Article 515 du Code de procédure civile dispose à cet égard, que :

"(…) l’exécution provisoire peut être ordonnée, à la demande des parties ou d’office, chaque fois que le juge l’estime nécessaire et compatible avec la nature de l’affaire, à condition qu’elle ne soit pas interdite par la loi. (…)".

L’ordonnance doit remplir plusieurs conditions.

Elle doit être nécessaire et la demande d’une telle ordonnance doit donc s’appuyer sur une démonstration.

Etant rappelé que, si l’appréciation du Juge est souveraine, son ordonnance n’en doit pas moins être motivée, conformément aux prescriptions de l’Article 455 du Code de procédure civile, à peine d’encourir la nullité prévue par l’Article 458 du même Code.

L’exécution provisoire doit également être compatible avec la nature de l’affaire, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas emporter de conséquence irréversible.

Cette compatibilité est envisagée in abstracto, c’est-à-dire dans son principe.

Enfin, l’exécution provisoire ne doit pas être interdite par la loi.

Ce qui signifie qu’elle ne peut pas contrevenir aux règles qui prévoient justement une suspension des poursuites, comme c’est le cas par exemple en matière de sauvegarde ou de redressement judiciaire.

Les tribunaux s’autorisent fréquemment à ordonner l’exécution provisoire en se bornant à indiquer qu’une telle ordonnance est nécessaire et compatible avec la nature de l’affaire.

On voit bien que c’est insuffisant.

2) L’exécution provisoire ordonnée par le Tribunal peut être arrêtée par le Premier Président de la Cour d’appel, dans les conditions définies par l’Article 524 du Code de procédure civile :

"1° Si elle est interdite par la loi ;

2° Si elle risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives ; (…)".

Le Premier Président prend en considération le "risque", de sorte qu’il peut arrêter l’exécution provisoire sans que les conséquences manifestement excessives soient certaines.

En revanche, il est plus exigeant quant à la preuve des conséquences, dont le caractère excessif doit apparaître de manière "manifeste".

Etant observé qu’à la différence du caractère compatible avec la nature de l’affaire, le caractère manifestement excessif des conséquences est apprécié in concreto, en fonction des circonstances du litige.

Sa démonstration est donc précisément ancrée dans les faits de l’espèce.

3) L’exécution provisoire n’a pas seulement pour effet d’appliquer la condamnation avant l’exercice du double degré de juridiction, mais peut encore avoir pour effet de le compromettre, purement et simplement.

L’Article 526 du Code de procédure civile prévoit que :

"(…) le conseiller de la mise en état peut (…) décider, à la demande de l’intimé et après avoir recueilli les observations des parties, la radiation du rôle de l’affaire lorsque l’appelant ne justifie pas avoir exécuté la décision frappée d’appel (…), à moins qu’il ne lui apparaisse que l’exécution serait de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives ou que l’appelant est dans l’impossibilité d’exécuter la décision".

La radiation n’est pas automatique : c’est une faculté pour le Conseiller de la mise en état, qu’il peut mettre en œuvre après l’organisation d’un débat contradictoire.

Dans ce cadre et compte tenu de la gravité de la sanction, l’appelant qui n’établirait pas les conséquences manifestement excessives se voit reconnaître la possibilité de faire état de l’impossibilité d’exécuter (et inversement, s’il n’établit pas l’impossibilité d’exécuter, il est encore admis à faire la preuve de conséquences manifestement excessives).

A défaut, il peut être privé de la possibilité d’exercer son appel.

II - Le régime nouveau.

1) Le décret du 11 Décembre 2019 définit deux régimes distincts : l’exécution provisoire de droit (a) et l’exécution provisoire facultative (b).

a) L’exécution provisoire de droit est affirmée de la manière suivante.

L’Article 514 du Code de procédure civile prévoit que :

"Les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n’en dispose autrement".

Et l’Article 514-1 ajoute que :

"Le juge peut écarter l’exécution provisoire de droit, en tout ou en partie, s’il estime qu’elle est incompatible avec la nature de l’affaire.

Il statue, d’office ou à la demande d’une partie, par une décision spécialement motivée".

Dans ce nouveau système, le jugement est assorti de l’exécution provisoire par principe et n’en est dépourvu que par exception :
- si le Juge estime qu’elle emporterait des conséquences irréversibles, dont il rend compte dans les motifs de sa décision ;
- ou si la loi en dispose autrement, ainsi par exemple en matière de secret des affaires (cette préoccupation rejoignant celle du caractère irréversible).

Bref, sauf exception, l’appel n’est plus suspensif.

Et la règle nouvelle est d’autant plus confortable pour le Juge, que sa décision est désormais exécutoire par défaut, sans qu’il ait à s’en expliquer.

b) L’exécution provisoire facultative, définie par l’Article 515 du Code de procédure civile, perpétue le régime antérieur à la réforme, dans le cadre duquel l’effet suspensif de l’appel était de règle.

Ce régime ne concerne pas le procès commercial, mais plutôt les affaires relevant du droit des personnes et de la famille, le Gouvernement ayant probablement entendu épargner au plaideur personne physique, les conséquences financières de sa réforme.

2) Le Premier Président de la Cour d’appel est toujours en capacité d’arrêter l’exécution provisoire et l’Article 514-3 du Code de procédure civile prévoit que :

"En cas d’appel, le premier président peut être saisi afin d’arrêter l’exécution provisoire de la décision lorsqu’il existe un moyen sérieux d’annulation ou de réformation et que l’exécution risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives (…)".

Ce nouveau dispositif ajoute donc à la démonstration d’un risque de conséquences manifestement excessive, celle de l’existence d’un moyen sérieux d’annulation ou de réformation.

En sorte que le Premier Président pourra refuser d’arrêter l’exécution provisoire, même sur le constat d’un risque de conséquences manifestement excessives, s’il estime que l’appel n’est pas appuyé sur un moyen sérieux d’annulation et de réformation.

Autrement dit, un Juge unique aura désormais la faculté, sans avoir la compétence de trancher sur le fond du litige, d’interdire à l’appelant la possibilité d’exercer son recours.

Et l’augmentation prévisible du nombre des saisines, exposant le Premier Président à une charge de travail excessive, pourrait le conduire à faire un usage assez large de cette nouvelle prérogative.

L’Article 514-3 instaure une restriction supplémentaire, en interdisant purement et simplement à l’appelant la possibilité de solliciter l’arrêt de l’exécution provisoire, s’il a omis de la contester en première instance.

3) La radiation de l’appel reste possible dans les mêmes conditions que précédemment, lorsque l’appelant ne s’est pas conformé à l’ordonnance de l’exécution provisoire.

A ceci près, que le dispositif de l’ancien Article 526 est désormais trouvé à l’Article 524 du Code de procédure civile.

En pratique, le volume des incidents risque de connaître une sérieuse augmentation, puisque le Conseiller de la mise en état sera saisi d’une demande de radiation à chaque fois que le Premier Président aura rejeté la demande d’arrêt de l’exécution provisoire.

En conclusion.

Poursuivant manifestement l’objectif de réduire le volume des affaires susceptibles de venir devant la Cour d’appel, il est à craindre que la réforme ne conduise à l’effet exactement inverse, d’une multiplication des recours, qui viendront plus systématiquement encombrer le rôle du Premier Président, puis celui du Conseiller de la Mise en état.

Exposés à la saturation, ces derniers seront-ils en mesure de répondre sereinement aux besoins des justiciables ou doit-on redouter une neutralisation expéditive des recours ?

Par ailleurs, dans la mesure où elle prive une partie des justiciables de la possibilité de relever appel d’un jugement de condamnation, l’exécution provisoire permet à une juridiction de première instance d’imposer la pratique d’un jugement définitif et finalement, de revendiquer une autorité équivalente à celle d’une Cour d’appel.

Cette perspective se conçoit sur le postulat d’une justice infailliblement rendue dès la première instance, sur la seule base des premiers débats et par des juges qui ne sont pas nécessairement formés à spécialité du litige.

Bien que cette statistique ne soit pas divulguée par la Chancellerie, le Conseil National des Barreaux estime cependant que 20% seulement des jugements sont maintenus intacts en appel.

A l’évidence, le justiciable a donc beaucoup plus à perdre qu’à gagner de cette réforme.

Patrice MIHAILOV Avocat
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