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Transformation des départements juridiques : le regard des directeurs des opérations.
Parution : jeudi 30 janvier 2020
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C’est un sujet que le Village de la Justice traite régulièrement (et qui fait même l’objet d’un Prix) : la transformation des directions juridiques. Si ce mouvement devient de plus en plus récurrent pour les juristes, la mise en pratique n’est pas toujours évidente au sein des départements. C’est en effet un projet de grande ampleur, qui demande du temps et parfois même de nouvelles compétences – des pré-requis pas toujours évidents pour des services juridiques souvent débordés.
Certaines entreprises ont ainsi décidé de créer une fonction à part entière pour gérer cette transformation : le directeur des opérations (legal operations). Trois d’entre eux sont ainsi venus faire un retour d’expérience durant le dernier Village de la Legaltech, lors d’une conférence organisée par Deloitte Legal | Taj. Leurs regards permettent ainsi de saisir les problématiques communes aux directions juridiques, et donnent de premières clés pour aborder ce besoin de transformation.

« Initier le changement plutôt que le subir »

Lors de cette conférence qui a eu le 28 novembre 2019, les trois directeurs des opérations présents à cette table ronde ont pu revenir sur les processus qu’ils ont initié dans les départements juridiques, dans des contextes pas toujours favorables. Frédéric Baronet, Legal Operations Leader du département Industry & Services d’Airbus, a expliqué par exemple que cette transformation juridique s’inscrivait dans un « changement structurel des méthodes de travail au sein de l’entreprise, car Airbus avait un fonctionnement assez traditionnel ». La modernisation étant arrivée aux fonctions support, « nous préférions initier le changement plutôt que de le subir ». Du côté de Louis Pachebat, Chief Operating Officer du département Legal, Ethics & Business Integrity de Sanofi, il s’agit d’ « essayer d’instiller une excellence professionnelle au sein du juridique », et d’ainsi accroitre la performance du département. Quant à Total, « le poste existe depuis une dizaine d’années » a souligné Eric O’Donnell, Head of Legal Operations du département Gouvernance et Développement.

« Instiller une excellence professionnelle au sein du juridique »


Et la transformation est d’autant plus nécessaire que « le rôle du juriste interne devient de plus en plus complexe, et de plus en plus large ». Pourtant, les juristes n’apparaissent pas les plus à l’aise avec ce type de changement. « Nous n’aimons pas utiliser le mot ‘transformation’, confirme Eric O’Donnel. Nous parlons plutôt d’évolution, de progression et d’individu. » Face à des réactions parfois réfractaires à ces « évolutions », le poste de directeur des opérations peut alors être clé pour permettre à tout le monde d’avancer, et surtout ensemble.

Une prise de recul pour avancer

Le fait de créer un poste à part entière est le meilleur moyen d’avoir le temps et le recul nécessaires pour mener les différents projets à bien. Il s’agit en effet d’une charge supplémentaire pour les juristes et les directeurs juridiques. Si certains se plaisent à prendre en main ces initiatives, cela s’ajoute à leurs tâches quotidiennes, ce qui n’est pas toujours simple à gérer.
Un directeur des opérations, extérieur au département, peut en plus avoir une vision plus globale du mouvement de transformation. Ce serait ainsi « bien de ne pas être juriste, ou alors conscient qu’il faut s’ouvrir à d’autres compétences » a confirmé Frédéric Baronet. Mais il faut néanmoins prendre en compte les caractéristiques du département, souligne Louis Pachebat. « Les juristes ne sont pas formés au ‘comment ils travaillent’, et il y a également des difficultés dans la façon d’aborder la fonction du juriste en entreprise – qui vient de loin. Il y a donc une éducation à faire, et un besoin de faire comprendre que la façon de travailler est aussi importante que le sujet que je traite. »

« 25 % du travail qui arrivait au département n’aurait jamais dû y arriver »


La question de la méthode concerne d’ailleurs aussi bien la direction juridique que les clients internes. C’est pour cette raison qu’il est indispensable de faire un point sur la situation, pour voir d’où l’on part. Ainsi, comme l’explique Frédéric Baronet, « nous avons fait appel à une société d’audit pour faire un état des lieux, et constaté que 25 % du travail qui arrivait au département n’aurait jamais dû y arriver. Les juristes sont bons pour faire du droit, pas pour répondre à des questions qui n’auraient jamais dû leur être adressées ». Avant toute démarche d’évolution, et d’adoption d’outils, il est donc nécessaire de faire ressortir ce type de problématiques, et d’y trouver des solutions.

L’humain au centre du projet

C’est ici qu’intervient l’élément essentiel à tout projet de transformation : la dimension humaine. Car rien ne se fera si les différents acteurs sont réfractaires, ou n’adhèrent pas au mouvement amorcé. « L’aspect humain est fondamental, c’est celui que l’on doit mettre au centre du projet, appuie Louis Pachebat. Il faut accroitre la prise de conscience de l’importance du digital et dégoupiller la peur. Chaque fois que nous avons un projet, nous créons un réseau d’ambassadeurs. »
Le directeur des opérations va ainsi jouer le rôle de pilote, et donner les moyens aux juristes de trouver les solutions adéquates, mais « il faut aussi laisser la possibilité aux personnes d’exprimer leurs idées » a souligné Eric O’Donnel. « Le directeur juridique doit savoir où aller et comment être à l’écoute de ses équipes, confirme Frédéric Baronet. Une confiance doit s’installer, et il faut être pédagogique sur le pourquoi. » Mais la pédagogie doit aussi sortir du département juridique car « on ne change pas le département juridique sans aller voir le client interne, ou le CEO. Cela demande de la diplomatie, de l’humain, de la patience ».

« Il faut aussi laisser la possibilité aux personnes d’exprimer leurs idées »

Le directeur des opérations doit aussi réussir à communiquer une vision, une projection aux juristes. « Une réorganisation donne moins de strates et moins de perspectives de devenir manager, il faut donc donner d’autres objectifs » a ainsi expliqué Frédéric Baronet. L’intérêt des juristes peut être maintenu – voire renouvelé ? - par le travail, en permettant une variété des dossiers ou des domaines traités, ou, si l’entreprise le permet, par un aspect financier. L’apprentissage de nouvelles méthodes de travail doit aussi faire partie de cette évolution humaine. Et pour Eric O’Donnel, « l’innovation fait partie de la gestion de carrière ».

Le choix des outils, une méthode plus complexe qu’il n’y paraît

L’autre mission du directeur des opérations est ensuite de se pencher sur les outils qui permettront d’accompagner cette fameuse transformation. Un travail qui demande beaucoup de méthode, une gestion des coûts et des objectifs précis, d’autant que les juristes sont rarement au fait de ce qui existe et de ce qui leur serait véritablement utile. « J’ai une règle, affirme ainsi Eric O’Donnel : un outil doit réduire le nombre d’actes que le juriste doit faire ».

Pour Louis Pachebas, il faut dans un premier temps « ne pas ignorer les opportunités offertes avec les outils Microsoft. Et pour les problématiques plus spécifiquement juridiques, il faut étudier ce qui existe, se demander ce que fait un département juridique, et procéder à une catégorisation des métiers. Nous avons ensuite recensé des outils qui existent chez Sanofi, et nous sommes allés voir le directeur juridique pour déterminer par quoi il souhaitait commencer. »

« Un outil doit réduire le nombre d’actes que le juriste doit faire »


Du côté d’Airbus, « nous ne voulions plus que les clients contactent directement les juristes, et avoir plus de visibilité sur ce qu’ils faisaient, explique Frédéric Baronet. Il fallait donc centraliser les demandes. » Une plateforme accessible à tous les clients internes, qui leur permet de formaliser leur requête, a ainsi été créée. Toutes les demandes sont donc constatées, puis redistribuées aux juristes par le directeur des opérations. 30 % des requêtes sont rejetées, car ne dépendant par du département juridique, « les juristes ont ainsi des dossiers plus intéressants, et cela permet aussi de mélanger les domaines traités » atteste Frédéric Baronet.

Compte tenu de l’ampleur de la tâche, la fonction de directeur des opérations semble ainsi plus que pertinente pour mener à bien la transformation des départements juridiques. Sans les déposséder de leur organisation, elle permet de mener un projet – souvent sur plusieurs années – en cohérence avec le fonctionnement de l’entreprise, et de contribuer à leur performance tout en les allégeant de cette charge supplémentaire. Cette fonction sera-t-elle vouée à se développer dans toutes les entreprises ?

Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice