Village de la Justice www.village-justice.com

L’absence d’exclusivité territoriale à l’aune de la rupture brutale de la relation commerciale. Par Geoffrey Kembo, Etudiant.
Parution : mardi 23 juillet 2019
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/distribution-selective-ouverture-point-vente-peut-rompre-systematiquement-une,32068.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Dans la distribution sélective, est ce un crime pour le fournisseur d’ouvrir un commerce dans une zone approximative à celle du distributeur non exclusif de nature à caractériser une rupture partielle de la relation commerciale établie ? La réponse à la question n’est pas si simple, la subtilité de l’arrêt commenté en est un bel exemple.

Cour d’Appel de Paris, 24 avril 2019, nº 16/16278

En l’espèce, un fournisseur spécialisé dans la distribution sélective des produits électroménagers sous sa marque « Miele » a ouvert en juillet 2013 un magasin à 37,9 km de celui de son distributeur non exclusif.

Le distributeur dénonce cette ouverture comme un manquement contractuel du fournisseur engagé à développer la notoriété de son point de vente en communiquant prioritairement ses coordonnées aux consommateurs qui recherchent un revendeur régional. En outre, le distributeur allègue que d’autres pratiques consécutives à cette violation, imputables au fournisseur, ont entrainé la baisse de son chiffre d’affaire. Il s’agit notamment de l’absence d’une information préalable de l’ouverture du centre de vente, un référencement en seconde position du point de vente du distributeur dans le moteur de recherche Google, une priorité de livraison pour le centre de vente du fournisseur.

Par conséquent, le distributeur recourt judiciairement au constat d’une rupture brutale partielle de la relation commerciale établie avec son fournisseur depuis le 30 mars 2010.

Ainsi, il était question de savoir si le fournisseur, qui s’engage à développer la notoriété du point de vente de son distributeur non exclusif en communiquant en priorité ses coordonnées aux consommateurs, viole cette obligation suite à l’ouverture d’un magasin vendant les mêmes produits et dans une zone approximative à celle dudit distributeur ? Si oui, le distributeur, qui subit dans la même période la baisse de son chiffre d’affaire, peut-il évoquer ce fait comme une rupture brutale partielle de la relation commerciale établie ?

Pour les juges d’appel, Il semble que dans une distribution sélective, l’ouverture d’un magasin par le fournisseur, fautive ou non, dans une zone approximative à celle du revendeur non exclusif qui subit une baisse du chiffre d’affaire à la même période, ne peut caractériser une rupture partielle de la relation commerciale que s’il existe un lien de causalité.

I. L’existence d’un fait, fautif ou non, justifiant une rupture partielle de la relation commerciale.

Le principal reproche en l’espèce est l’ouverture d’un centre, considérée par le distributeur comme un manquement contractuel du fournisseur engagé « à participer au développement de la notoriété du point de vente en communiquant prioritairement les coordonnées des Shop in Shop Miele aux consommateurs qui recherchent un revendeur régional exposant une gamme large d’appareils Miele ». Ainsi, n’ayant pas informé cette ouverture, le revendeur évoque d’avoir subi une baisse du chiffre d’affaire.

La précision de taille est qu’aucune exclusivité n’était accordée expressément au distributeur, ce qui n’a constitué aucun obstacle pour le fournisseur d’ouvrir un magasin à 37,9 km de celui de son distributeur. Néanmoins, on peut se demander si au regard de la clause litigieuse, les termes « développement de la notoriété du point de vente et revendeur régional » ont permis au distributeur de croire au bénéfice d’une absence de concurrence dans sa zone par les membres de son réseau, fournisseur y compris. Serait ce légitime de croire en cela ? A priori non, car l’exclusivité territoriale n’est, par nature, associée à une distribution sélective, laquelle repose plutôt sur une exclusivité de vente des produits du fournisseur [1].

Une exclusivité territoriale ne peut être déduite implicitement d’une clause particulière insérée dans un contrat de distribution sélective, mais plutôt en se référant à l’économie générale du contrat pour en apprécier la consécration, sachant que son interprétation différera selon qu’il s’agit d’un contrat d’adhésion ou de gré à gré [2]. Cela semble être la démarche des juges précisant qu’aucune exclusivité territoriale n’était consentie au revendeur, ce qui permet au fournisseur d’ouvrir un centre de vente n’importe où, et d’en faire la publicité. Ainsi, pas de faute contractuelle.

Ceci dit, les juges n’écartent pas ce fait, c-à-d l’ouverture d’un centre de vente, pour apprécier l’effectivité et la corrélation de la baisse du chiffre d’affaire du distributeur, ensemble avec certaines pratiques du fournisseur qui pourrait caractériser, cette fois, la violation de la clause litigieuse (le détournement de fichier clients du distributeur, un référencement en seconde position sur moteur de recherche Google, une priorité de livraison pour le centre de vente du fournisseur…). Si dans les deux cas, aucune faute contractuelle n’a été établie contre le fournisseur, toutefois ce constat, en l’espèce, n’aurait suffit à lui seul d’écarter la rupture brutale partielle évoquée par le distributeur. L’évidence est que le centre de vente était bel bien ouvert à une quarantaine de minutes en voiture de celui du distributeur, est ce que cela pouvait constituer un préjudice sur le chiffre d’affaire de ce dernier justifiant la responsabilité du fournisseur selon l’article "ancien" L 442-6 I, 5° du c.com.? En l’espèce non.

Toutefois, sous certaines conditions, une lecture a contrario de l’arrêt commenté laisse entrevoir cette possibilité, sans qu’il soit nécessaire d’établir la faute de l’auteur de la rupture (II). Car l’ouverture d’un centre de vente (les pratiques reprochées) n’a pas constitué un manquement contractuel, sanctionné systématiquement par la jurisprudence de rupture partielle lorsque des modifications significatives et/ou substantielles y découlent [3]. En l’espèce, Si il ne s’agit pas d’une faute contractuelle, encore faut-il que ce fait, imputable à son auteur, n’ait pas d’incidence sur le flux d’affaires entretenu avec la victime.

II. La baisse du chiffre d’affaire, l’exigence d’un lien de causalité.

La rupture brutale partielle selon l’article L 442-6 c.com. est une action délictuelle, laquelle n’a vocation à écarter le schéma classique de droit commun pour établir l’effectivité de la baisse du chiffre d’affaire, ce qui ressort de l’arrêt commenté.

La jurisprudence consacre les conditions justifiant une rupture brutale partielle suite à une baisse du chiffre d’affaire. Celle-ci requiert l’existence d’une perte effective et significative du chiffre d’affaire [4]. La perte effective renvoie à la démonstration, à un constat réel de la baisse du chiffre d’affaire. En revanche, la perte significative est celle qui excède une marge de manœuvre, appréciée au cas par cas, ne permettant pas à la victime d’une rupture d’adapter son activité de production ou de distribution à l’évolution du marché. Enfin, un lien de causalité doit être établi entre les faits reprochés et la perte constatée.

Ainsi, il incombe à la victime de prouver cumulativement la baisse (effective et significative) de son chiffre d’affaire et un lien de causalité avec le fait reproché à l’auteur de la rupture.

En l’espèce, cette démarche est effectuée par les juges d’appel, lesquels reprochent d’ailleurs au distributeur de ne prouver aucun lien entre la baisse de son chiffre d’affaire et l’ouverture du centre de vente par le fournisseur. Il ressort de l’arrêt qu’il ne suffit pas uniquement de procéder à une comparaison globale des chiffres, c-à-d d’une année à une autre. Cette comparaison doit en outre porter sur les chiffres mensuels qui se référent notamment à la période litigeuse.

D’où le constat que postérieurement à l’ouverture du centre de vente, le distributeur a pu réaliser certains chiffres mensuels plus importants qu’avant à ladite ouverture. Si une baisse effective pouvait être globalement constatée au cours de l’année ou mois suivant celle ou ceux de l’ouverture du centre (116.493 euros en 2013 contre 73.337 euros en 2014), cependant certains chiffres relatifs aux mois de la période litigieuse (novembre - décembre 2013 et mars - mai 2014) étaient trois fois plus que ceux de l’année précédent l’ouverture.

Ce constat écarte tout lien éventuel entre la baisse du chiffre d’affaire et l’ouverture du centre. En effet, est ce le fait du hasard de faire trois fois plus de chiffres alors qu’on est censé s’asphyxier financièrement par la venue d’un concurrent ? Les juges ne le voient pas sous cet angle, car ils partent du postulat que la publicité faite par le fournisseur pour l’ouverture de son centre portait sur sa marque, laquelle a profité au distributeur suite aux gains réalisés.

Enfin, il est précisé que les deux points de vente litigieux ne sont pas situés dans la même zone de chalandise, d’où la possibilité d’un impact négligeable sur la fréquentation du point de vente du revendeur au profit de celui du fournisseur.
Ainsi présenté, il est important de préciser que dans la distribution sélective, si l’ouverture d’un point de vente par le fournisseur dans une zone approximative à celle son distributeur non exclusif ne peut en principe constituer une faute, il faut néanmoins veiller à ce qu’elle n’ait pour conséquence la baisse du chiffre d’affaire dudit distributeur au risque de caractériser une rupture partielle de la relation commerciale.

Geoffrey KEMBO, Etudiant en droit.

[1Nicolas Dissaux et Romain Loir, Droit de la distribution, LGDJ, 2017, P.424.

[2François Chénédé, Le nouveau droit des contrats et des obligations, 2° éd., Dalloz, 2018, P. 86-89 ; CA Paris, 6 mai 2015, n° 13/01886.

[3CA Paris, 6 mai 2015, n° 13/01886.

[4CA, Paris 7 mai 2015, RG n° 014/01334.