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Marier l’éthique et le juridique : interview de Guillaume Champeau, Directeur juridique et éthique de Qwant.
Parution : mardi 2 avril 2019
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L’entrée en vigueur du Règlement Général sur la Protection des Données, le 25 mai 2018, a coïncidé avec une affirmation des valeurs européennes sur la protection des données face aux géants américains de l’Internet. Le moteur de recherche européen Qwant s’est fait le porte-drapeau de cette recherche de protection de la vie privée des internautes, en mettant constamment en avant l’éthique dans ses services informatiques.

Guillaume Champeau, Directeur des affaires juridiques et éthique de Qwant, a accepté de nous expliquer plus en détails les impacts de l’éthique dans la vie de son entreprise.

Village de la Justice : Quelles sont les spécificités de votre fonction de directeur juridique et éthique ? Et qu’implique la notion d’éthique pour un moteur de recherche comme Qwant ?

Guillaume Champeau : Ma fonction découle de la spécificité de Qwant qui s’est, dès sa création, positionnée sur des valeurs éthiques et notamment la vie privée de ses utilisateurs, en s’interdisant toute collecte de leurs données personnelles.
Il a fallu faire comprendre cette politique au public, puis professionnaliser les processus en interne car, l’entreprise grandissant, les nouveaux employés devaient être informés des valeurs éthiques de Qwant. Il a aussi fallu être à l’initiative de projets pour savoir comment on peut, techniquement et juridiquement, ne pas collecter les données et pour les rares cas où l’on a besoin de cette collecte, comment faire pour respecter les règlements sur la protection des données personnelles. Qwant étant par nature un moteur de recherche, d’autres questions se sont posées, notamment par rapport à la liberté d’expression, ou le droit à l’oubli. A mon arrivée, j’ai donc eu une double mission de juriste en interne et de communicant pour faire œuvre de pédagogie à l’égard du public sur les valeurs de l’entreprise.

Une double mission : juriste en interne et communicant auprès du grand public sur les valeurs de l’entreprise.

Concernant le versant éthique de ma fonction, quand un projet démarre, mon rôle est de réunir toutes les équipes concernées (design, développeurs, juristes, commerciaux) et d’animer le débat, d’identifier les points à soulever dans le respect des lois et d’aller au-delà du droit positif en regardant quel peut être l’impact du projet sur les utilisateurs, les tiers, etc. S’il y a des impacts négatifs, il me faut voir si on peut les éviter, les amoindrir. J’ai également un droit de veto, mais je ne l’utilise quasiment jamais.

Les juristes que vous recrutez doivent-ils avoir un cursus particulier où une appétence remarquée pour l’éthique et la protection des données personnelles ?

L’équipe juridique est actuellement très réduite, même si elle est appelée à s’étendre. Le recrutement se fait en lien avec la direction des ressources humaines en fonction des besoins. Il est bien sûr indispensable que la recrue démontre une appétence pour les valeurs et les relations humaines que représente Qwant. Mais les candidats le savent déjà quand ils postulent.

Peut-on vous qualifier de moteur de recherche « européen » ? Votre présence est-elle uniforme sur le vieux continent ? Où avez-vous le plus de difficulté à vous imposer ?

Oui, nous nous définissons comme moteur de recherche européen, et pour plusieurs raisons : d’abord l’histoire de Qwant est européenne. Le fondateur, Eric Léandri, voulait une dimension européenne, avec des investisseurs européens, et notamment allemands pour créer un écho au partenariat franco-allemand.
Ensuite, les valeurs de Qwant sont européennes et pas seulement françaises, en opposition à la vision américaine ou asiatique.
Enfin, même en termes de communication, parler d’un simple moteur de recherche « français » aurait été une mauvaise idée.

L’éthique, c’est aller au-delà du droit positif pour évaluer l’impact d’un projet sur les utilisateurs et l’amoindrir.

Pour l’instant, notre présence est surtout française. Nous sommes au tout début en Allemagne (Berlin) où l’installation se fait très facilement, et en Italie (Milan) où elle s’avère plus difficile. Mais l’expansion dans les autres pays est à venir.

Vous avez été journaliste pendant plus d’une décennie. Quels en sont les bénéfices dans votre pratique actuelle de directeur juridique et éthique ?

J’ai passé douze ans à écrire des articles liés au numérique en particulier sur les relations entre la loi, nos usages et ce qui était proposé par les entreprises sur internet, avec une sensibilité très forte aux valeurs éthiques. J’avais alors à cœur de promouvoir ou critiquer des choix d’entreprises sur des services qui respectaient ou non les données personnelles.

Je me suis rendu compte au bout d’une dizaine d’années que je devenais aigri sur les pratiques des grandes entreprises d’Internet. Cette frustration d’un manque d’alternatives et la conscience aigüe des problèmes éthiques qui se profilaient, m’ont poussé à reprendre mes études en faisant un Master 2 spécialisé en protection des droits fondamentaux. J’ai ensuite rencontré Eric Léandri. J’avais envie d’arrêter le commentaire négatif et d’être davantage investi dans la construction.

Dans mes activités, toute cette expérience du commentaire de l’actualité des entreprises d’internet me permet de mieux aborder les sujets. Cela va m’amener à orienter toutes les questions en fonction des risques possibles, de bien réfléchir aux marges de manœuvre en termes de communication, de prévoir la mise en place des bonnes clauses dans les relations contractuelles, etc.

Vous êtes également très actif sur Twitter. Que vous apporte cette présence sur les réseaux sociaux en tant que directeur juridique ? Et quel regard portez-vous sur ce réseau social à l’ère des infox et du harcèlement numérique ?

Quand on a été journaliste, c’est un peu difficile d’arrêter de l’être. J’ai toujours besoin d’échanger quand il y a un débat, notamment sur Twitter. Je ne me considère pas comme un expert, mais en tant que directeur de l’éthique de Qwant, je profite de la présence de beaucoup d’entre eux sur ce réseau social pour tester des idées et profiter de différents points de vue.

"Mon expérience de journaliste me permet de mieux aborder les sujets."

Parfois cela peut nous échapper, avec des attaques de certains utilisateurs de Twitter qui ne sont pas dans une logique de débat. Ces internautes peuvent aussi s’en prendre à votre entreprise en lui attribuant votre tweet, ce qui n’est pas le cas pour moi puisque mon compte est personnel.
Heureusement, Qwant a fait de la liberté d’expression de ses employés une valeur cardinale, ce qui m’a assuré une grande marge de manœuvre pour publier ce que je souhaite sur les réseaux sociaux.
Car, le risque dans la multiplication de ces situations de harcèlement numérique suite à la publication de messages où l’on prend position, c’est que les personnes n’osent finalement plus s’exprimer. Une situation qui mènerait à une aseptisation du dialogue et à sa mort.

Propos recueillis par Simon Brenot, Rédaction du Village de la Justice.