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Juristes expatriés : est-il vraiment préférable de travailler à l’étranger ?
Parution : jeudi 3 mars 2016
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Travailler à l’étranger est une expérience de plus en plus conseillée aux étudiants et aux jeunes actifs. C’est en effet l’occasion de découvrir un autre aspect de son métier, d’autres techniques de management ou une autre façon de travailler. Mais un tel projet peut également être parsemé d’obstacles, qu’il est bon d’anticiper. Qu’en est-il pour les juristes ?
Julie Carpentier Jondeau (35 ans) et Loïc André (27 ans), respectivement membres de l’AFJE et du Comité des jeunes juristes de l’AFJE [1], nous parlent de leur propre expérience et de ce qu’ils en ont retiré.

Clarisse Andry : Dans quels pays avez-vous travaillé et dans quelles circonstances ?

Julie Jondeau : J’ai toujours voulu travailler à l’international. J’ai d’ailleurs effectué un master en Angleterre au cours de mes études, et quand j’ai commencé à travailler à Paris, il était très important pour moi d’être dans une entreprise tournée vers l’international. J’ai eu l’opportunité, avec ma société, d’aller travailler au Canada pour un contrat d’un an. C’est un pays que je ne connaissais pas mais qui m’attirait beaucoup. Après un an à Montréal, j’ai finalement eu l’opportunité de rester. Je travaille maintenant depuis un an et demi au sein de la société Stingray. Mon poste correspond plutôt à celui d’un conseiller commercial, où je m’occupe beaucoup de négociation de contrat.

Loïc André : Très simplement : après mon stage de fin d’étude durant mon master 2 en droit international, j’ai enchainé avec un CDD d’un an à Berlin au sein de la direction juridique EMEA de Motorola. Et non ! je ne parle pas allemand. Je parlais parfaitement anglais et français, et c’est exactement ce qu’il recherchait : il souhaitait quelqu’un qui soit apte à travailler en français, notamment avec l’Afrique du nord.

C.A. : Quelles principales différences avec le fonctionnement d’une direction juridique française avez-vous constaté ?

Au Canada, le titre de juriste d’entreprise n’existe pas.


J.J. : Au Canada, la principale différence tient au métier : tous les juristes sont avocats. Le titre de juriste d’entreprise n’existe pas. On parle de « conseiller juridique », un terme qui désigne les avocats. Ils ont donc une exclusivité à fournir du conseil juridique, ils rédigent des notes ou des avis juridiques.
Comme aux Etats-Unis, tous les étudiants en droit passent le barreau, que ce soit les avocats en cabinet ou en entreprise, les juges, … Il n’y a donc pas la même différence entre le métier d’avocat et le métier de juriste qu’en France.

Julie Carpentier Jondeau, juriste installée à Montréal.

L.A. : Ce qui était le plus frappant, dès le début de mon expérience, c’est que l’organisation était extrêmement carrée sur les horaires. Les Allemands préfèrent arriver plus tôt et partir plus tôt. En France nous avons plutôt tendance à faire des horaires que nous n’aurions pas forcément besoin de faire.
Mon manager se faisait régulièrement taper sur les doigts et recevait des emails, à chaque fois que je dépassais les horaires convenus, soit 40 heures, exceptionnellement 50 heures. C’est extrêmement mal vu là-bas d’avoir un subalterne qui fait trop d’heures : cela veut dire que vous êtes un mauvais manager.

C.A. : Quel système d’organisation avez-vous préféré et pourquoi ?

J.J. : Je ne vois pas de meilleure ou de moins bonne façon de procéder. Les avocats sont ici plus formalistes. Je trouve qu’ils ont plus de distance que les juristes d’entreprise en France. Ils sont plus dans le rôle de conseiller juridique, donc plus protecteurs. Ils sont peut-être moins enclins à prendre des risques. A côté de ça, les membres de la direction sont plus abordables, les négociations se déroulent dans des cadres plus simples, les personnes sont ouvertes à la discussion.

L.A. : Je pense qu’il y a du bon et du mauvais un peu partout, je ne saurais pas dire si je préfère le système allemand ou français. Le système allemand est beaucoup plus carré, ce qui fait qu’en tant que juriste je m’y retrouve. Mais j’ai quand même besoin d’une certaine liberté, ce qu’on a beaucoup plus tendance à retrouver en France, où le juriste est plus autonome au niveau du traitement des dossiers.

C.A. : Quels inconvénients avez-vous relevé dans la direction juridique étrangère dans laquelle vous exercez ou avez exercé ?

Nous avons vraiment besoin de nous aligner sur les autres pays et de créer un statut unique.


J.J. : Ne pas être membre du barreau ici est gênant. Un accord entre la France et le Québec existe, pour que les avocats français soient reconnus au Québec. En revanche le juriste d’entreprise en France ne peut pas être reconnu comme avocat. Il a alors deux choix : soit trouver un métier en lien avec le droit, d’administrateur de contrats ou paralégal, soit passer les équivalences pour devenir membre du barreau. Mais ça implique alors un retour aux études. Une association, Cheminement équivalence, accompagne d’ailleurs les juristes d’entreprises français qui s’installent au Québec et travaille pour obtenir la reconnaissance des diplômes.
Nous avons vraiment besoin de nous aligner sur les autres pays et de créer un statut unique. Il est regrettable que la loi Macron ne l’ait pas fait. Si on veut pouvoir s’expatrier, je pense qu’il va falloir que nous soyons une profession unique, comme dans les pays anglo-saxons.

En Allemagne, le rapport hiérarchique est très fort.


L.A. : En Allemagne, le rapport hiérarchique est très fort. Ce n’est pas forcément gênant au début de sa carrière, c’est même très bien d’avoir un supérieur qui est un partenaire et qui vous fait monter. Mais je ne suis pas sûr qu’avoir, tout au long de la carrière, quelqu’un qui vous supervise à ce point soit bénéfique. Mais cela dépend également des personnes, je ne pourrais pas généraliser cette expérience à toutes les directions juridiques en Allemagne.

C.A. : De quelles pratiques devraient s’inspirer les directions juridiques françaises ?

LoÏc André, juriste, a effectué un CDD d’un an à Berlin

J.J. : L’avantage de la profession unique est que les avocats d’entreprise sont soumis à la formation continue, tout comme les avocats du barreau. Il y a aussi un contrôle du barreau sur le classement des dossiers, l’organisation… Les avocats d’entreprises sont donc obligés de suivre des formations continues, ce qui n’est pas du tout le cas pour les juristes en France. Ça force les entreprises à assurer la formation des salariés.

En France, la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle est poreuse.


L.A. : Cela dépend encore des managers, mais je pense qu’en France, nous manquons d’un certain cadre : on a du mal à dire « stop ». L’exemple des horaires est très révélateur : ce n’est pas parce que vous faites trop d’heures pour rien, ou que vous envoyez des emails à trois heures du matin, que vous aurez une prime à la fin du mois.
En Allemagne, ça ne passe pas. J’ai vu des gens se faire reprocher d’avoir envoyé des emails très tard, parce que ça ne sert absolument à rien. Ça signifie être plus efficace dans son travail et les employés sont aussi beaucoup plus reposés. En France, la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle est plus poreuse, alors qu’en Allemagne, pour l’instant, ils ont réussi à la conserver.

C.A. : Quels sont vos projets : travailler en France ou à l’étranger ?

J.J. : Je n’ai pas prévu de rentrer en France pour l’instant. Il ne faut jamais dire jamais, mais ce n’est pas prévu dans un avenir proche. J’ai réussi à trouver un métier en parallèle du droit qui me convient.
Aller travailler à l’étranger est toujours une très belle expérience, j’encouragerais les jeunes juristes à le faire aussi. Mais ce n’est pas si facile de s’installer à Montréal. Le marché de l’emploi est dynamique, mais le plus difficile est d’acquérir un peu d’expérience au Québec. Pour y arriver, les jeunes juristes peuvent par exemple penser au volontariat international en entreprise (VIE) dans le domaine juridique. Ensuite, il est plus facile de trouver un emploi. Il y a des postes d’administrateurs de contrats ou de paralégal très intéressants, et assez proches du métier de juriste en France.

L.A. : C’est certain, je souhaiterais retourner travailler à l’étranger, même si c’est toujours très compliqué pour les juristes, notamment pour être expert dans le droit du pays dans lequel on veut s’exporter. Dans l’absolu, les pays anglo-saxons me plairaient bien, et notamment le Royaume-Uni. En travaillant chez Motorola, j’ai également travaillé à Londres, et j’ai pu voir que la direction juridique anglaise me convenait bien : il y a un état d’esprit particulier, les Anglais sont très cordiaux et très efficaces dans le travail.

Propos recueillis par Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice

[1Le Comité des jeunes juristes (CJ²), au sein de l’AFJE, propose aux jeunes juristes (entre zéro à cinq ans d’expérience), de constituer un réseau, de favoriser les échanges avec les juristes seniors ou d’autres professions du droit, ou encore de prendre part aux réflexions liées à la profession et à son évolution. Lancé fin 2012, il compte aujourd’hui 4.300 adhérents.

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