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[Dossier] Sortir du mythe (simpliste) de l’esprit d’équipe dans les cabinets d’avocats.
Parution : jeudi 24 avril 2025
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Il y a les discours sur la force du travail en équipe (réelle), qu’on entend souvent. Mais ils cachent une autre facette, passée sous silence comme si elle était synonyme d’échec : celle de la concurrence entre ceux qui collaborent dans cette équipe. Comment et pourquoi cette concurrence se manifeste-t-elle ? Dans quelles mesures est-elle souhaitable ? Pourquoi vouloir à tout prix éviter les désaccords ? Et s’ils existent, qu’en fait-on, en tant notamment que manager, dans ces cas là ?
Samia Bounoua Debeine, consultant Business Development, Stratégie et Gouvernance pour avocats [1] revient pour le Village de la Justice sur les techniques permettant de passer de la compétition à la coopération.

Maintenir une trajectoire de croissance face à des incertitudes économiques durables et une pression accrue sur la rentabilité relève désormais du défi pour de nombreux cabinets. À l’inverse, malgré la conjoncture, certains réussissent à avancer, à renforcer leur attractivité et à fidéliser leurs talents. Quel modèle d’organisation leur permet de performer ?

Quel modèle d’organisation distingue les cabinets d’avocats qui performent sur la durée ?

S. Bounoua Debeine

Et pourquoi les modèles les plus courants produisent-ils souvent l’effet contraire à celui recherché ?

Sous l’apparente valorisation d’une culture du collectif, même sincère, beaucoup de cabinets fonctionnent en réalité selon des logiques de compétition ou d’évitement du désaccord.

Et s’ils ne sont pas traités, ces signaux faibles produisent, à terme, une baisse tangible de la performance, de l’engagement et de la capacité à innover.


Collectif affiché, compétition intégrée : l’injonction paradoxale du travail en équipe.

La force du « travail en équipe », souvent valorisée dès les premiers entretiens, relève bien souvent de l’injonction contradictoire. Dans de nombreux cabinets, les conditions réelles de travail contredisent, parfois inconsciemment, cet idéal fantasmé.

Dans ces organisations, on exige le collectif sans jamais l’outiller, on parle de transversalité, mais chacun doit chercher ses propres dossiers, on valorise le travail en équipe, tout en construisant des systèmes et des règles qui isolent :

Ce fonctionnement pousse chacun à agir en vase clos. Il freine la dynamique d’apprentissage, démotive les jeunes talents et fragilise la capacité du cabinet à faire face collectivement aux imprévus.
Le collectif s’érode, les énergies se dispersent, et la vision à long terme devient difficile à aligner.

Sous l’harmonie, l’inertie : quand l’absence de conflit masque l’absence de décision.

En miroir de cette dynamique compétitive déguisée en « esprit d’équipe », d’autres cabinets glissent vers une harmonie de façade, où l’on confond calme et « cohésion d’équipe ». Peu de conflits ouverts, peu de tensions exprimées, une impression de fluidité… mais une fluidité souvent trompeuse, car elle repose sur l’évitement des désaccords plutôt que sur leur régulation.

Le psychologue Irving Janis a décrit ce phénomène sous le nom de groupthink (pensée de groupe) : un mécanisme de conformité cognitive, dans lequel la recherche d’harmonie prend le pas sur l’analyse critique. Par peur de froisser ou de déstabiliser un équilibre fragile, les sujets sensibles sont repoussés, les désaccords évités, les décisions différées.

Dans ces contextes, le “non” ne se dit pas — il se traduit par l’inaction.
Un projet jugé trop clivant ? Il est validé… sans pilote désigné.
Une orientation stratégique questionnée ? On “n’a pas le temps d’en parler maintenant”.

« L’absence de confrontation devient une forme d’opposition passive. »

Un associé sceptique ? Il ne s’oppose pas frontalement, mais ne s’implique pas, laisse traîner, ne répond pas aux relances.
Chacun pense que l’autre va s’en charger, et personne ne tranche. Ce non-dit collectif crée un flou qui finit par bloquer le mouvement. L’absence de confrontation devient une forme d’opposition passive.

Et lorsqu’un vrai désaccord surgit enfin, c’est trop tard : il cristallise tous les non-dits accumulés.

Cette inertie coûte cher : elle freine les décisions, démobilise les énergies et fragilise la capacité du cabinet à se projeter. Le risque n’est pas le conflit, mais le glissement silencieux vers une gouvernance sans cap et un collectif qui s’efface faute de décisions.

Moins de contrôle, plus de cadre : la voie d’une coopération adulte.

Par opposition aux modèles fondés sur l’évitement ou l’individualisme, instaurer une culture de la coopération, ce n’est pas organiser de l’entraide ponctuelle. C’est créer un cadre explicite — économique, managérial et relationnel — qui permet à chacun de contribuer au projet collectif, tout en développant son propre potentiel.

Ce cadre repose d’abord sur la sécurité relationnelle, ce que la chercheuse Amy Edmondson (Harvard) nomme “psychological safety” : la possibilité pour chaque membre d’une équipe d’exprimer une idée, un doute ou un désaccord sans crainte de jugement ou de sanction. C’est ce climat de confiance — organisé, pas improvisé — qui permet aux meilleures équipes d’innover, de corriger vite, et d’évoluer.

Les cabinets ayant structuré cette culture dès l’entrée des jeunes recrues observent des résultats tangibles :

Quelques bonnes pratiques mises en œuvre sur le terrain.

Enfin, une culture de la coopération adulte autorise le désaccord productif, installe des lieux de débat, valorise l’initiative et accepte l’échec comme apprentissage collectif. Elle offre au cabinet un socle robuste : plus de fluidité dans les projets, plus de résilience dans les tensions, et une capacité renforcée à faire évoluer son modèle.

[Suite du dossier à venir : Le mécanisme de la concurrence saine au sein des équipes.]

Propos de Samia Bounoua Debeine recueillis par Nathalie Hantz, Rédaction du Village de la Justice

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