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Le Conseil d’Etat sauve la classification des gares (et les redevances qui l’accompagnent). Par Alexandre Carré, Elève-Avocat.
Parution : vendredi 15 novembre 2024
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Par une décision du 10 octobre 2024 (n°490856), le Conseil d’État a rejeté le recours en excès de pouvoir formé par Ile-de-France Mobilités (ci-après « IdFM ») et dirigé contre l’arrêté du ministre chargé des transports modifiant la définition de la notion « d’usagers des services nationaux et internationaux de voyageurs » dont découle la classification des gares et, par conséquent, leurs tarifications.

Avant de se faufiler entre les lignes de la décision du Palais-Royal (2.), il convient de présenter le contexte dans lequel elle s’inscrit (1.).

1- Le contexte.

La décision du Conseil d’État (Conseil d’État, 2ᵉ et 7ᵉ chambres réunies, 10 novembre 2024, n° 490856, Inédit au recueil Lebon) s’inscrit dans la longue histoire du secteur ferroviaire français ayant adopté le virage de la concurrence européenne.

Comme le rappelle la doctrine [1], la réforme ferroviaire portée par la loi de 1997 (Loi n° 97-135 du 13 février 1997 portant création de l’établissement public « Réseau ferré de France » en vue du renouveau du transport ferroviaire) a donné naissance à l’établissement public Réseau ferré de France en charge de (i) la gestion du réseau ferroviaire, sur lequel l’Etat maintenait ainsi son contrôle alors que (ii) son exploitation était confiée à des opérateurs économiques.

Cette séparation, que d’aucuns seraient tentés de comparer à la désunion des androgynes dont le récit nous a été légué par le grand Platon, constitue la clé de voûte de la régulation des réseaux ferroviaires par le droit de l’Union européenne. Ce principe est censé permettre d’« assurer le développement futur et une exploitation efficace du système ferroviaire » (Considérant n° 6 de la directive 2012/34/UE du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 établissant un espace ferroviaire unique européen, accessible et son article 31 pour les redevances accessible).

Plus précisément, les opérateurs sont tenus, en contrepartie de leurs utilisations des réseaux ferroviaires, de verser des redevances aux gestionnaires de réseaux [2]. Ce modèle économique est censé permettre à toute entreprise ferroviaire européenne [3] d’exploiter les voies ferrées situées sur le territoire d’un État membre. Si la mise en œuvre est technique, l’objectif final semble louable : favoriser les mobilités durables, dont les chemins de fer sont le fer de lance, grâce à une plus grande intégration du secteur des transports de l’Union qui constitue, in fine, un élément essentiel de l’achèvement du marché intérieur (V. le considérant n° 2 de la directive 2012/34/UE précité).

À ce titre, en France, SNCF Voyageurs verse à SNCF Gares & Connections (filiale de SNCF Réseau en charge de la gestion des gares de voyageurs) des redevances pour bénéficier de l’accès aux gares et à ses infrastructures (V. en ce sens les dispositions des articles 1 et 3 du décret n° 2012-70 du 20 janvier 2012 relatif aux installations de service du réseau ferroviaire). Cette tarification découle de la classification des gares en trois catégories (gares de voyageurs d’intérêt (i) national de catégorie A, (ii) régional de catégorie B ou (iii) local de catégorie C) en fonction de leurs fréquentations respectives par les usagers des services nationaux et internationaux de voyageurs (V. en ce sens les dispositions de l’article 13-1 du décret n°2003-194 du 7 mars 2003 relatif à l’utilisation du réseau ferroviaire).

La notion d’usagers des services nationaux et internationaux de voyageurs (ci-après « la notion d’usagers ») a été initialement définie (Arrêté du 9 juillet 2012 portant application de l’article 13-1 du décret n° 2003-194 du 7 mars 2003 relatif à l’utilisation du réseau ferré national) puis modifiée par un arrêté ministériel (Arrêté du 15 juin 2023 modifiant l’arrêté du 9 juillet 2012 portant application de l’article 13-1 du décret n° 2003-194 du 7 mars 2003 relatif à l’utilisation du réseau ferré national accessible), acte auquel il est fait un procès pour reprendre l’expression d’Edouard Laferrière [4].

Selon les conclusions de M. Clément Malverti, rapporteur public sous la décision présentée, la définition initiale « renvoyait donc, pour l’essentiel, aux seuls usagers des trains Intercités, des trains à grande vitesse (TGV) et des trains assurant des liaisons internationales » [5]. Il relève que cette notion intègre désormais les usagers des services ferroviaires organisés par l’État et des services librement organisés, d’une part, et par les régions et IdFM, d’autre part, à condition, toutefois, en ce qui concerne ces derniers que le point d’origine et la destination du trajet soient situés dans le ressort territorial de régions distinctes et distants de plus de cent kilomètres.

Cette modification visait à éviter que « par l’effet de la baisse des trafics en 2020 et en 2021 due à la crise sanitaire et de la reprise par certaines régions de plusieurs lignes de Trains d’équilibre du territoire (TET) précédemment gérées par l’Etat, une des nombreuses gares qui relevaient alors de la catégorie A, notamment la gare Saint-Lazare, basculent dans la catégorie B » [6], affectant ainsi la tarification des redevances versées au gestionnaire de réseau.

Le classement de cette décision en C, c’est-à-dire inédite au Recueil Lebon, ne reflète peut-être pas à sa juste valeur le sujet d’importance qu’elle porte dès lors qu’elle fait le procès de l’acte administratif qui permet de ne pas réduire le montant des redevances versées à certaines gares. Or, ces redevances permettent à SNCF Réseau d’assurer ses missions de maintenance, de développement et d’aménagement du réseau (Conformément à l’article L2111-9 du Code des transport), missions au combien déterminantes à l’heure où le grand nombre d’usagers ferroviaires (108 milliards de passagers transportés par kilomètre en 2023) connait un accroissement historique (6% de hausse par rapport à 2022) [7].

Ainsi, derrière cette évolution légistique, c’est le montant de la manne financière représenté par les redevances perçues par SNCF Réseau (près de 6,37 milliards d’euros en 2023), soit 85 du chiffre d’affaires de SNCF Réseau [8] qui se retrouve devant le prétoire du Palais-Royal.

2- La décision.

Par un recours en annulation, IdFM a donc sollicité l’annulation de l’arrêté du 15 juin 2023 et de la décision implicite de rejet de son recours gracieux en présentant quatre moyens successivement écartés par le Conseil d’État.

La qualité de l’intérêt à agir de l’établissement public requérant a été rapidement expédiée par le rapporteur public du fait que « le changement de définition litigieux aura nécessairement une incidence sur le montant des redevances que le requérant finance indirectement à travers le contrat d’exploitation conclu avec SNCF Voyageurs » [9]. En effet, si ce sont théoriquement les opérateurs qui sont assujettis à la redevance versée à SNCF Réseau, les régions, et leurs établissements publics dans le cas présent, peuvent concrètement être amenés à en supporter la charge finale dans le cadre de contrats passés avec le gestionnaire de réseau.

Une fois l’intérêt à agir admis, les membres des deuxième et septième chambres ont suivi le rapporteur public en écartant, parfois laconiquement, un à un les quatre moyens présentés par le requérant.

Premièrement, le ministre des transports était effectivement compétent pour adopter l’arrêté litigieux dès lors que selon le rapporteur public une lecture « englobante » [10] de l’article 13-1 du décret de 2012 permettant au ministre de déterminer les modalités d’évaluation de la fréquentation des gares lui donnait également la compétence pour faire évoluer la définition des « usagers des services nationaux et internationaux de voyageurs » [11].

Deuxièmement, l’arrêté litigieux n’a pas méconnu les dispositions du code des transports relatives à l’organisation des transports à l’échelle régionale ou nationale dès lors que le ministre pouvait définir la notion d’usagers dans le but de classer les gares de voyageurs sans méconnaître ces dispositions n’ayant pas le même objet [12].

Troisièmement, l’arrêté du 15 juin 2023 n’était pas entaché d’une erreur manifeste d’appréciation dès lors que le requérant n’a pas démontré la réalité de ce moyen.

Quatrièmement, l’acte réglementaire n’a pas méconnu le principe de sécurité juridique faute d’être assorti de mesures transitoires dès lors que l’établissement public n’avait pas précisé en quoi il porterait une atteinte excessive à ses intérêts.

Finalement, cette décision s’inscrit pleinement dans la florissante épopée contentieuse des redevances ferroviaires ayant déjà été marquée récemment par l’annulation par le Conseil d’Etat de la tarification d’utilisation du réseau ferré national pour 2024 (Conseil d’Etat, deuxième et septième chambres réunies, 5 mars 2024, Île-de-France Mobilités et autres, n° 472859, mentionné aux Tables du Recueil Lebon, au rapport de M. Benoît Delaunay et aux conclusions de Mme Dorothée Pradines).
Selon le site du Conseil d’Etat, « la société SNCF Réseau n’a pas respecté la procédure prévue pour la détermination des redevances dues par les régions pour faire circuler les trains express régionaux (TER). Il relève en effet, d’une part, que ces autorités organisatrices de transport n’ont pas été mises en mesure d’exprimer un avis éclairé en amont par manque d’informations et, d’autre part, que le calendrier retenu n’a pas permis que leurs observations soient effectivement prises en considération. Pour ces raisons, le Conseil d’État annule la tarification d’utilisation du réseau ferré national pour 2024 : SNCF Réseau a 7 mois pour relancer une nouvelle procédure de fixation de ces redevances ».

Alexandre Carré Élève avocat au sein de l’École de formation professionnelle des barreaux du ressort de la cour d’appel de Paris

[1Didier Linotte, Dorian Piette et Raphael Romi, « Droit public économique », Lexis Nexis, 2022, 9ᵉ édition, n°s 595 et suivants.

[2Le principe de cette redevance versée en contrepartie de l’utilisation du réseau ferroviaire est relativement ancienne v. en ce sens l’article 10 de l’ancienne directive 91/440/CEE du Conseil, du 29 juillet 1991, relative au développement de chemins de fer communautaires https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:31991L0440: « 2. Les entreprises ferroviaires relevant du champ d’application de l’article 2 se voient accorder un droit d’accès, à des conditions équitables, à l’infrastructure des autres États membres aux fins de l’exploitation de services de transports combinés internationaux de marchandises ». Pour le cadre juridique actuellement applicable dans le domaine du ferroviaire v. directive 2012/34/UE du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 établissant un espace ferroviaire unique européen et son article 31 pour les redevances https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32012L0034#ntc6-L_2012343FR.01003201-E0006

[3Voir la définition de la notion « d’entreprise ferroviaire » posée par l’article 3 de la directive 2012/34/UE précité https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32012L0034#ntc6-L_2012343FR.01003201-E0006

[4Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, 2ᵉ édition, 1887, tome 2, p.560 cité par Pierre Tifine, « Droit administratif français » Troisième Partie - Chapitre 3, Contentieux administratif, Revue générale du droit on line, 2013, numéro 4417 https://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2013/08/14/droit-administratif-francais-troisieme-partie-chapitre-3/

[5Conclusions rendues par M. Clément Malverti, p. 3/6 sous la décision Conseil d’État, 2ᵉ et 7ᵉ chambres réunies, 10 novembre 2024, n° 490856, Inédit au recueil Lebon

[6Conclusions précitées rendues par M. Clément Malverti, p. 3/6.

[7Autorité de régulation des transports, « Marché français du transport ferroviaire : Premiers chiffres 2023 », juin 2024, p. 1/6 https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2024/07/art_bilan-ferroviaire-france-2023-a-mi-2024.pdf

[8V. le Ministère des territoires, de l’écologie et du logement « Bilan annuel des transports en 2023 » publié en novembre 2024 https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/media/7834/download?inline, p. 84/212.

[9Conclusions précitées rendues par M. Clément Malverti, p. 3/6 https://www.conseil-etat.fr/arianeweb/#/view-document/?storage=true

[10Ibid.

[11Ibid.

[12Idem. p. 5/6.

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