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« Blague » sexiste d’un animateur de télévision : la Cour de cassation juge le licenciement justifié. Par Frédéric Chhum, Avocat et Sarah Bouschbacher, Juriste.
Parution : vendredi 29 avril 2022
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Cass.soc., 20 avril 2022, n°20-10.852.
Dans un arrêt du 20 avril 2022, la Cour de cassation juge que le licenciement d’un animateur de télévision ayant fait une « blague » sexiste était, au regard de divers facteurs, une sanction proportionnée qui ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d’expression garantie à un salarié.

Cet arrêt a été publié au bulletin, ce qui lui donne une portée importante.

La Cour de cassation a aussi publié un communiqué de presse pour expliquer sa décision.

1) Faits.

Un humoriste a été engagé par la société Satisfy (Sony picture Télévision France) venant aux droits de cette dernière) en qualité d’animateur entre septembre 2000 et décembre 2017 par de multiples contrats à durée déterminée d’usage (CDDU) conclus avec une société, afin d’animer un jeu télévisé dénommé « Les Z’amours », diffusé sur France 2.

Le 6 décembre 2017, suite à la formulation par le salarié, lors d’une émission de télévision, d’un « trait d’humour » provoquant et au sein d’un cercle restreint, de propos sarcastiques sur les femmes, le salarié a été mis à pied et a été par la suite convoqué à un entretien préalable en vue d’une possible sanction.

Les propos publics du salarié étaient les suivants : « Comme c’est un sujet super sensible, je la tente : les gars vous savez c’qu’on dit à une femme qu’a déjà les deux yeux au beurre noir ? - Elle est terrible celle-là ! - on lui dit plus rien on vient déjà d’lui expliquer deux fois ! », tandis que les propos privés ont porté sur plusieurs questions sur la fréquence des relations sexuelles de l’une de ses collègues.

Ainsi, le 14 décembre 2017, la société Satisfy a notifié au salarié son licenciement pour fautes graves.

Dès lors, le salarié a saisi la juridiction prud’homale pour que la rupture soit jugé sa rupture comme étant nulle et subsidiairement dépourvue de cause réelle et sérieuse et pour que ses contrats de travail soient requalifiés en un contrat à durée indéterminée.

Par un arrêt du 3 décembre 2019, confirmant le jugement du conseil de prud’hommes de Paris, la cour d’appel de Paris n’a pas fait droit aux demandes du salarié en jugeant que la rupture de ses relations contractuelles était motivée en raison du fait que ce dernier a commis un abus dans l’exercice de sa liberté d’expression fondant ainsi une faute grave justifiant un licenciement, quand bien même certains de ces propos n’avaient fait l’objet d’aucune publicité.

Le salarié se pourvoit donc en cassation sur le fondement de l’article L1121-1 du Code du travail selon lequel « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » ainsi que sur le fondement de l’article 10,§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui consacre le droit à la liberté d’expression.

2) Moyens.

L’animateur de télévision fait grief à l’arrêt de la cour d’appel de l’avoir débouté de ses demandes tendant à voir prononcer la nullité de son licenciement et subsidiairement dire ce licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, et par-là de rejeter ses demandes tendant à la condamnation de son employeur à lui verser les indemnités afférentes.

Le salarié soutient à cet égard que sauf abus résultant de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, il « jouit dans l’entreprise ou en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées ».

De ce principe, le salarié considère qu’il n’a commis aucun abus dans l’exercice de ce droit reconnu par l’article 10§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ni même aucun manquement à son engagement éthique, dès lorsqu’il a adopté un trait d’humour certes provoquant, mais en sa qualité reconnue d’humoriste.

Aussi, le salarié avance que son expression sarcastique dans un cercle restreint et non lors d’une émission télévisée ne peut fonder une faute grave de licenciement tant qu’il n’a été commis aucun abus dans l’exercice de sa liberté d’expression.

3) La nature sexiste des propos tenus par un salarié-humoriste peut-elle justifier le licenciement d’un animateur de télévision sans que le droit à la liberté d’expression ne puisse constituer un obstacle ?

Oui, répond la Cour de cassation.

Au visa des articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article L1121-1 du Code du travail, la Cour de cassation répond de manière nuancée par la positive et rejette le pourvoi formé par le salarié.

En effet, les juges de la Haute Cour soulignent tout d’abord la fondamentalité du droit à la libre expression comme comprenant la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques.

A cet égard, les juges de la Cour de cassation dans leur communiqué de presse ont rappelé que « la chambre sociale de la Cour de cassation juge depuis de nombreuses années que, sauf abus, le salarié jouit de sa liberté d’expression dans l’entreprise et en dehors de celle-ci ».

Néanmoins, quand bien même ce droit est fondamental, il comporte certaines restrictions notamment quant à son exercice qui peut être soumis à certaines formalités légales « qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

Autrement dit, la Cour de cassation pour répondre à la question précédemment posée, va opérer un contrôle de proportionnalité concernant le licenciement subi par l’animateur de télévision en raison de la nature litigieuse de ses propos, en vérifiant si l’ingérence manifeste de l’employeur dans l’exercice du droit à la liberté d’expression de son salarié, n’était pas nécessaire dans une société démocratique, « et pour ce faire, [en appréciant] la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif ».

Tout d’abord, elle tient particulièrement compte dans sa mise en balance des intérêts en présence, de la présence d’une clause dans le contrat de travail du salarié, selon laquelle ce dernier s’engageait à respecter l’ensemble des dispositions du cahier des missions et des charges de France 2, de la Charte des antennes de France Télévisions et les droits de la personne.

Or, les propos tenus par le salarié ont manifestement exposé une personne ou un groupe de personnes à la haine ou au mépris notamment pour des motifs fondés sur le sexe, et ce d’autant plus, en pleine actualité médiatique centrée autour du mouvement #metoo [1].

Par conséquent, la Cour de cassation a considéré que le licenciement du salarié poursuivait un but légitime de lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques et de protection de la réputation et des droits de l’employeur, et était à cet effet proportionné sans avoir porté aucune atteinte excessive à la liberté d’expression du salarié après la prise en compte de « l’impact potentiel des propos réitérés du salarié, reflétant une banalisation des violences à l’égard des femmes ».

Enfin, dans leur communiqué les juges de la Cour de cassation précisent et relativisent la portée de cette décision afin d’encadrer ses potentielles interprétations excessives et attentatoires à la liberté d’expression : « Par cette décision, la Cour de cassation ne juge pas qu’un humoriste n’a pas le droit de faire une telle « blague » à la télévision. En effet, la Cour de cassation se place ici dans le cadre du contrat de travail que l’intéressé avait signé pour exercer un métier d’animateur à la télévision : elle juge qu’au regard des clauses prévues dans le contrat de travail et des circonstances, concernant tant le salarié que l’employeur, qui ont entouré cette « blague », le licenciement ne constituait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression du salarié ».

Sources :
- C. cass. 20 avril 2022, n°20-10.852
- Communiqué de presse de la Cour de cassation

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum

[1Mouvement social encourageant la prise de parole des femmes, afin de faire savoir que le viol et les agressions sexuelles sont plus courants que ce qui est souvent supposé, et afin de permettre aux victimes de s’exprimer sur le sujet.

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