Mes 4 années de recherche ont constitué un long processus d’observation des nouvelles pratiques de travail et des réponses qui sont apportées par le droit. J’ai eu la chance de pouvoir réaliser ma thèse au sein du groupe Total qui présente à la fois un terrain d’observation et d’expérimentation en matière de pratiques numériques de travail. Le traitement de mon sujet de recherche tient à la rencontre de nombreuses personnes.
Mon projet était d’interroger le droit du travail à l’aune des pratiques numériques contemporaines ou émergentes entre l’autorité complète et l’autonomie. La question principale est la soutenabilité des systèmes en place. C’est la raison pour laquelle ma thèse s’appuie à la fois sur l’actualité juridique et numérique, et en même temps sur un important corpus d’ouvrages et d’articles académiques en droit mais également en économie et sociologie. J’ai entrepris pour mener ma recherche une analyse en deux temps : les relations individuelles et les relations collectives. Ce plan d’exposition volontairement simple permet de procéder à un examen large de la confrontation de la règle, de la pratique et de la technologie.
Je souhaite désormais faire émerger avec les différents acteurs concernés de nouvelles méthodes de travail.
Un changement profond des comportements humains.
Chacun peut désormais le constater : beaucoup de personnes sont entravées par un cadre qui ne correspond pas ou qui ne correspond plus à leur mode de travail. Il est certes utile, sinon nécessaire, d’avoir des références communes, mais il faut aujourd’hui infléchir un certain nombre de règles. Il y a maintenant 5 ans, je travaillais dans la communication et je m’interrogeais avec mon bagage de juriste sur ma capacité de salarié à bien faire mon travail et en même temps à respecter le droit du travail. Il existait comme une injonction paradoxale à vouloir travailler le soir et le week-end parce que c’est à ce moment-là que les gens sont les plus actifs sur les réseaux sociaux et en même temps le souhait de vouloir faire reconnaitre ce travail. On m’avait à l’époque opposé le fait que je n’étais pas bien organisé. Cette situation, je suis certain de ne pas être le seul à en avoir fait l’expérience.
Un monde en mouvement.
À l’instar des précédentes technologiques, la révolution
bouscule l’ensemble des économiques, technologiques et sociaux. Les acteurs de l’entreprise du XXème siècle font de leur mieux pour faire fonctionner des institutions qui ont été conçues au XIXème siècle et sont basées sur un support d’information qui remonte au XVème siècle.
Il est temps de répondre à cette question : quelle organisation du travail voulons-nous à l’ère d’internet ?
Tous les jours dans les médias on entend désormais parler de la révolution numérique, des chauffeurs Uber, des dangers d’Internet et même des « Fake News ». Certains appréhendent cette révolution comme une somme de risques technologiques qu’il conviendrait de circonscrire ; ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que la révolution numérique est d’abord et avant tout un changement profond des comportements humains. La révolution se matérialise désormais dans différentes facettes du comportement de chaque individu. Salariés, citoyens, consommateurs... il est de plus en plus difficile d’identifier et de séparer les statuts au titre desquels, les différentes dimensions dans le cadre desquelles, un individu agit.
Les questions posées aujourd’hui par les « travailleurs du numérique » rejoignent pour partie des questions plus anciennes et pour certaines partiellement traitées par le législateur.
Elles appellent des réponses complexes d’autant que les demandes sont pour parties contradictoires : réguler sans interdire, protéger sans augmenter les coûts, limiter la concurrence déloyale mais ne pas tuer les nouvelles opportunités d’emploi.
Paradoxalement, la flexibilité et les orientations du marché du travail ne devraient pas aboutir à réduire à néant le système de valeurs à l’origine du droit du travail. Le droit en tant qu’un instrument de régulation ne tend pas à disparaître des relations numériques de travail mais il a au contraire vocation à s’exprimer sous des formes nouvelles, pour contribuer à faire naître un nouvel équilibre entre ceux qui apportent leur force de travail et ceux qui y ont recours.
La régulation par la réputation.
Les entreprises ne peuvent indéfiniment ignorer les nouveaux modes d’interactions sociales. Le militantisme syndical devenu trop minoritaire ne permet souvent plus de créer une pression suffisante sur l’entreprise. On constate une externalisation croissante des conflits, grâce à internet en particulier. Ce média de représentation, de communication mais aussi de mobilisation se révèle notamment plus adapté à une nouvelle catégorie de salariés qui peuvent pratiquer le travail à distance au sein d’organisations plus flexibles pour faire valoir leurs intérêts.
Conflits collectifs en ligne.
Avec leur capacité de mobilisation exceptionnelle, les réseaux sociaux modifient profondément les rapports de force.
Désormais, au-delà des formes instituées de représentation, des modes moins traditionnels laissent la place à des usages nouveaux :
En 2010, Daniel Schlademan a lancé Our Walmart en s’appuyant sur les 400 000 utilisateurs de Facebook déclarant W almart comme employeur, pour rassembler les employés du géant américain. En utilisant la force des réseaux sociaux, il a mobilisé des milliers d’employés dans de vastes mouvements de protestation demandant une revalorisation des salaires et est parvenu à ce que Walmart augmente le salaire horaire minimum de ses employés.
La plateforme Glassdoor invite à plus de transparence et bouleverse la marque employeur soigneusement maîtrisée par les équipes de communication. Glassdoor prolonge le principe d’évaluation de l’entreprise par les collaborateurs, en permettant par exemple de poster sa rémunération, de noter les dirigeants, ou encore d’évaluer
et de décrire son entretien d’embauche.
La technologie permet à des individus ou à des groupes d’employés de lancer, et de collecter des signatures pour améliorer leur milieu de travail à l’instar de la plateforme Coworker.org créée en 2013. La plateforme ne s’intéresse pas qu’aux salariés, elle permet aussi aux « nouveaux indépendants » de réclamer un meilleur traitement.
« Name and shame ».
La technique s’inspire de la pratique connue en droit anglais, du « name and shame » qui part de l’idée que pour combattre certains phénomènes difficiles à appréhender au travers d’actes précis, l’action sur la réputation est plus efficace que l’action par le droit. La méthode repose sur l’image que la société va renvoyer. L’objectif est de conduire les entreprises concernées à préserver leur image en évitant un classement ou la diffusion d’une information dévalorisante.
Dans le cadre de la publication de commentaires négatifs sur une société, on peut tout d’abord s’interroger sur l’efficacité de la jurisprudence au regard du préjudice qui peut être subi par l’entreprise et d’une éventuelle sanction qui peut constituer une atteinte supplémentaire à l’image de l’entreprise puisque le processus judiciaire va apporter encore plus de visibilité au débat. Alors que le « droit à l’oubli » est un mythe (dans la mesure où les informations publiées sur Internet sont susceptibles d’être accessibles à tous et reproduites à l’infini), il apparaît aujourd’hui indispensable de sensibiliser les salariés et les entreprises aux « bonnes pratiques » d’utilisation des outils de communication électronique, aux limites de la liberté d’expression et aux conséquences pour l’entreprise comme pour les salariés de la publication de telles critiques sur internet ou les réseaux sociaux.
Des entreprises en retard.
Si les Français ont largement adopté les réseaux sociaux, les entreprises françaises ne semblent pas considérer ce bouillonnement et sont à la peine quand il s’agit de capitaliser sur l’engagement de leurs collaborateurs. A l’ère des réseaux sociaux, les codes classiques de la communication d’entreprise sont vigoureusement bouleversés. Salariés et consommateurs ont fait des réseaux sociaux leurs supports privilégiés pour s’informer, découvrir, échanger, dénoncer, commenter, noter ou recommander. L’entreprise a tout intérêt à libérer l’expression dans l’enceinte numérique de l’entreprise (par exemple sur son réseau social interne). En effet, le risque de voir les salariés manifester leur colère en ligne est grand du point de vue de l’image des entreprises, qui ont tout intérêt à ouvrir le dialogue dans l’entreprise et à anticiper les conflits.
Sur Internet, la personnalité du salarié et le nom de l’entreprise sont en interaction : avec des réseaux sociaux comme LinkedIn ou Viadéo, tout le monde a accès au parcours professionnel du salarié, avec Twitter ou Facebook c’est l’intimité de la personne qui se dévoile. Loin des idées reçues, les salariés peuvent participer de manière positive à la valorisation de l’e-réputation de leur entreprise. D’ailleurs, ils engagent eux-mêmes leur propre e- réputation lorsque que la réputation de l’entreprise est atteinte et ils auront eux-mêmes plus de difficultés à valoriser leur expérience professionnelle dans une entreprise à la réputation contestée. L’information, la sensibilisation et la responsabilisation peuvent s’effectuer au sein de chartes, de livrets de bonne conduite, de formations ou encore par la désignation d’interlocuteurs privilégiés formés sur ces questions.
16 recommandations.
1. Amorcer un nouveau droit international du travail apte à appréhender la mondialisation des échanges numériques.
2. Entamer une transition juridique en inventant un « Code des relations numériques de travail » pour protéger les nouvelles formes de subordination avec un cadre approprié et renouvelé (qui se substituerait au droit du travail uniquement pour les travailleurs concernés).
3. Encourager le travail à distance en appréhendant de manière différente le temps et l’espace dans la relation de travail dès lors que le travail est dématérialisable.
4. Protéger la santé des travailleurs numériques nomades en se référant au temps de repos effectif, à la charge de travail et au degré de sollicitation attendu.
5. Réguler dans les entreprises les usages de outils numériques de façon à protéger la santé des individus en mobilisant les potentialités des nouvelles technologies.
6. Donner aux salariés et aux entreprises les moyens de gérer la complexité à leur niveau en privilégiant une régulation au niveau de l’entreprise et en ménageant des marges de négociations en fonction des particularités de chaque situation et de chaque individu.
7. Mettre en place un nouveau cadre juridique pour rendre le travail plus fluide, et plus souple, afin de tirer le meilleur parti de la mobilité du travail.
8. Ne plus parler d’équilibre entre la « vie privée vie professionnelle » mais considérer l’individu dans sa globalité en lui donnant d’avantage de latitude pour organiser sa vie au travail et hors du travail en contrepartie du renforcement de sa responsabilisation.
9. Créer de nouvelles structures de régulations des relations de travail qui prennent en compte la géométrie d’internet telles que l’ouverture, la transparence, l’horizontalité ou la transversalité.
10. Limiter l’insécurité juridique en inscrivant les solutions juridiques au sein d’un cadre général du travail imperméable aux risques d’ obsolescence des solutions technologiques.
11. Imaginer de nouvelles institutions et de nouveaux droits pour rendre l’économie numérique inclusive et soutenable (compte personnel d’activité, droits à la formation, droits à la « démobilité », reconnaissance de collectifs en ligne, protection sociale universelle, etc.).
12. Construire des organisations plus participatives en associant directement, lorsque cela est possible, les salariés aux décisions qui les impactent directement par l’intermédiaire des technologies numériques.
13. Permettre aux syndicats de jouer un nouveau rôle dans la régulation des relations collectives en leur permettant d’exercer en ligne une fonction de veille et d’animation numérique dans l’entreprise.
14. Réduire les cloisonnements pour que l’information et la connaissance circulent sans délai et soient disponibles sans entrave numérique entre les salariés et les syndicats.
15. Reconnaître le droit à l’expression en ligne comme un véritable droit de l’homme.
16. Passer d’une logique de réglementation imposée d’en haut, à une logique de régulation au plus près des travailleurs concernés.
La régulation des relations numériques s’appuie moins sur la force des états (et donc sur le droit dur) que sur la capacité nouvelle de l’individu à faire ses propres jugements et à s’associer volontairement pour les défendre.
C’est pourquoi l’autorégulation, l’éthique, la déontologie et l’éducation des internautes peuvent contribuer à harmoniser les rapports numériques de travail.