Au nom du Digital Market Act, basculez donc sur LibreOffice ! Par Pierre Loir, DPO.

Au nom du Digital Market Act, basculez donc sur LibreOffice !

Par Pierre Loir, DPO.

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Explorer : # logiciels libres # protection de la vie privée # monopole technologique # réglementation européenne

De nombreux logiciels libres existent, et peuvent être utilisés à titre professionnel comme personnel. En tant que professionnel de la protection de la vie privée, versé dans les nouveaux usages du numérique, je m’efforce de trouver les compromis éthiques et durables, notamment en me tournant vers la souveraineté européenne (soumise de manière forte au RGPD) et au mouvement du logiciel libre.

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Il est évidemment difficile d’aborder ces sujets de premier abord. Si certaines associations essayent de militer pour démocratiser la question du Libre et de la protection de la vie privée, comme Framasoft et la /e/Foundation, il n’est pas toujours simple de s’y retrouver lorsque l’on ne vient pas, nativement, du monde de l’informatique (et encore, même pour eux, ce n’est pas toujours facile).

Pour trouver une bonne solution libre, idéalement la plus fiable et la plus sécurisée possible, il faut se tourner vers des solutions populaires dont les codes sont régulièrement revus par de nombreuses personnes.

C’est ce qui a fait la force de distributions Linux comme Ubuntu, Debian et Linux Mint.

Il n’est sorti de l’esprit de personne que le consommateur, qu’il soit professionnel ou particulier, est d’office « piégé » par une incitation forte aux solutions propriétaires et GAFAM (ou autre géant du numérique type les BATX chinois). Lorsque vous achetez un PC, il y a une version de Windows installée nativement dessus, et c’est une démarche volontaire (simple mais donc ultra minoritaire) qui vous permet d’en sortir.

Lorsque vous achetez votre smartphone Android, vous avez systématiquement une surcouche logicielle propriétaire qui envoie vos données personnelles au fabriquant, à Google, à leurs partenaires, etc. et c’est une démarche volontaire encore (et donc ultra minoritaire) d’installer un système d’exploitation alternatif (type Murena OS, Lineage OS, Graphène OS etc.) pour en sortir. Pour la suite bureautique (traitement de texte, supports de présentation, tableurs…) vous avez une extrême majorité de suites Microsoft Office installées nativement, et considérées comme les logiciels « par défaut » de vos créations de documents. Pour beaucoup, c’est ainsi, il n’y en a pas d’autres.

La plupart des consommateurs n’y pensent même pas. Un PC, c’est bien évidemment Windows. Le traitement de texte, c’est forcément MS Word. Un moteur de recherche, c’est Google. Un navigateur, c’est Chrome ou Edge. Peu éduqués au numérique, les citoyens n’ont pas nécessairement conscience qu’ils s’enferment dans un maxi monopôle qui ne leur laisse aucun (ou alors très peu) espoir en matière de vie privée et de diversité. Au delà de ça, c’est également le porte-monnaie des consommateurs qui en fait les frais : solutions payantes, publicités de plus en plus ciblées les incitant à consommer, fuites régulières de données etc. Et enfin, c’est également un risque démocratique, comme on peut le voir aux USA dans les États revenus sur le Droit à l’avortement où ont été démontrés des partages aux services de police de certaines recherches de citoyennes désireuses de trouver des solutions pour avorter.

Peut-on accabler les consommateurs, particuliers ou professionnels ? Bien évidemment non, du moins si il ne s’agit pas de personnes spécialisées, conscientes des risques et capables, parce qu’elles en ont les compétences, d’évoluer avec un peu d’efforts (ce qui n’est pas si sorcier soit dit en passant : il suffit de s’y mettre). Tout est conçu pour donner l’impression que le numérique est impossible à comprendre pour des personnes qui ne sont pas « du sérail ». Au delà même de ça, les professionnels du numérique eux-mêmes sont souvent formés (et limités) à quelques tâches au travers d’une utilisation d’un ou plusieurs outils propriétaires. Il y a bien moins informaticiens complets que l’on ne pense : au même titre qu’un artisan capable de créer un table de jardin est plus rare et a plus de compétences qu’un intérimaire saisonnier dont le travail se limite à visser quelques boulons (certes, peut-être très bien, là n’est pas la question). Nous ne parlerons pas de l’arrivée en force des IA conversationnelles qui seront capables d’effectuer (sous réserve de vérifications, encore que beaucoup leur font abusivement une confiance aveugle) ces tâches de « tourne-boulons », qui supprimeront beaucoup de postes « basiques » dans l’informatique.

Pourtant, il n’est pas difficile de changer et de reprendre sa liberté personnelle et entrepreneuriale. A titre d’exemple un peu trivial : cela fait plusieurs années maintenant que j’utilise à titre professionnel et personnel LibreOffice, une alternative Libre à la la suite MS Office. Cette suite bureautique Libre populaire l’est diamétralement moins que la suite MS Office, mais grâce au Digital Market Act (DMA), cela va normalement changer (en bien !).

I. Description de Libre Office.

Il suffit tout simplement de jeter un œil à la page Wikipédia de LibreOffice pour comprendre la genèse de ce produit en constante amélioration. Il s’agit de l’un des principaux concurrents de la suite MS Office. LibreOffice permet de faire du traitement de texte (LibreOffice Writer), des supports de communication (LibreOffice Impress), des tableurs (LibreOffice Calc)... Bref, l’alternative à MS sans risque pour vos données personnelles (et sans licence onéreuse) est toute trouvée.

Pourtant, et alors que LibreOffice, logiciel de bureautique intégré sur toutes les distributions Linux mais également disponible sous réserve de téléchargement sous Windows ou Mac OS, ne demande aucune licence payante, évolue en permanence et se base sur des formats de fichiers totalement interopérables (et donc durables), LibreOffice reste loin derrière son concurrent, l’ogre MS Office.

LibreOffice se base sur le format ouvert OpenDocument pour ses fichiers (Writer, Calc, Impress, Draw, Base), ce qui lui permet de garantir l’utilisation de ces fichiers créés par n’importe quelle suite bureautique s’y conformant (exemples : .odt pour le texte, .ods pour le format tableur, .odp pour les supports de présentation etc.).

L’Organisation Internationale de Normalisation, l’organisation qui met en place les normes ISO, a permis au format OpenDocument de devenir une norme, la norme ISO 26300.

Bref, on peut, avec LibreOffice, créer la totalité des documents usuels utilisés par les entreprises et les particuliers, le tout sans licence payante, je me répète (mais les dons sont acceptés, comme pour Wikipédia).

II. Pourquoi si peu de LibreOffice ?

Si l’on peut reconnaître des torts aux institutions, particulièrement celles censées garantir une concurrence libre et non faussée sur le territoire de l’Union Européenne (comme aux USA, d’ailleurs), et à l’interface graphique peut-être un peu moins raffinée de LibreOffice par rapport à celle de MS Office, le plus grand tort en revient au géant Microsoft qui utilise sa position dominante pour pratiquer un certain nombre de manœuvres déloyales pour maintenir son hégémonie bureautique.

Il y a tout d’abord la problématique de la solution intégrée sur les PC Windows et MacOS. Pourquoi l’utilisateur changerait de solution puisque celle installée nativement sur son appareil propriétaire fonctionne correctement (sous réserve du paiement d’une licence après une période de gratuité) ? Il s’agit d’un détournement des règles théoriques d’une concurrence libre et non faussée : si l’on donne à l’utilisateur la solution pour tous ses appareils (d’autant qu’ils peuvent rester en apparence gratuits un certain temps), l’humain allant vers l’économie d’énergie ne sortira pas de sa solution initiale… même si à terme il se trouve obligé de payer son produit initialement « gratuit » ou d’accepter des CGU douteuses.

Microsoft, dans une certaine mesure, admet l’interopérabilité des formats OpenDocument, bien qu’il ait tout fait pour l’éviter. Il y parvient encore dans une certaine mesure par une méthode des plus déloyales qui soit : la déformation des fichiers. Toute personne qui, comme moi, a fait le choix de LibreOffice, se retrouve dans des situations où le document envoyé, tel un support de présentation, se retrouve légèrement (mais désagréablement) déformé en cas d’ouverture sur un MS Office. En tant qu’entrepreneur, il est difficile pour moi d’imposer à mes clients (bien que je m’efforce de les en persuader) qu’il va leur falloir peut-être revoir un peu la forme du document de restitution (à moins que je ne l’envoie en pdf). Un « consultant », ou toute personne en lien avec une clientèle, doit remettre à son client une documentation agréable, fluide, et c’est ce qui devrait être théoriquement garanti si j’envoie un document respectant la norme ISO 26300 (ce que je fais avec LibreOffice, donc ce n’est pas moi le problème).

C’est parfois à contrecœur que certains de mes éminents confrères rentrent dans le rang malgré leur défense affichée du Libre et de la Protection de la vie privée en oubliant leur bureautique Libre pour envoyer à leurs clients des fichiers en format OpenXML (les fameux .docx et consorts du géant Microsoft), renforçant ainsi l’hégémonie de ce géant des GAFAM (ce qui a un effet dévastateur chez les clients ainsi rassurés de voir que même un « expert » en Protection des données personnelles utilise une telle solution propriétaire sans scrupule).

Et si je voulais, en tant que professionnel, que mon document soit littéralement à moi, en utilisant des produits libres, sans me créer de compte, de « clouds privatifs », sans potentiellement transmettre de donnée me concernant (ou mon entreprise ou mes clients) à un géant du numérique ? N’est-ce pas mon Droit, garanti par le Droit de propriété, le Droit à l’intimité et… tout simplement la Liberté garantie par la déclaration des Droits de l’Homme (sans même avoir à parler du Règlement Général sur la Protection des Données, du TFUE ou de la Loi Informatique et Libertés) ? Demande nulle et non avenue. En adaptant cette posture, on peut subir la double étiquette de « boomer » chez les plus jeunes, et d’« extrémiste » chez les plus vieux.

Pourtant les risques sont là, autant en termes économiques avec une concurrence bureautique rendue (quasi) impossible qu’en termes politiques et stratégiques pour les entreprises face aux enjeux d’intelligence économique (sur lesquelles nous ne nous attarderons pas) ou, tout simplement qu’en termes protection de la vie privée, de liberté et de libre-concurrence qui ne peuvent exister dans un système fermé, verrouillé et totalement contrôlé par une autorité centrale (d’autant plus si cette « autorité » est privée).

Oui, je l’affirme, la domination actuelle des géants du numérique est due autant au « talent » initial de ces entreprises que des techniques déloyales qui ont asséché les concurrences et pesé sur les décisions politiques des pays sensés les réglementer.

Est-ce une prise de conscience européenne de ces enjeux qui a poussé le Digital Market Act, dont je vais vous parler maintenant ? Peut-être, au moins en partie. Ce qui est intéressant ici est l’interprétation que nous pouvons faire de ce règlement qui impose des sanctions très claires (et normalement plus importantes que le RGPD) aux abus des géants sur le « Marché numérique européen ».

III. Le Digital Market Act (DMA), kesako ?

C’est un règlement européen au moins aussi important que le RGPD, applicable progressivement depuis le 2 mai 2023 et s’appliquant aux services de plateforme essentiels fournis par les contrôleurs d’accès, c’est à dire les géants du numérique qui ont un poids important sur notre marché intérieur. En résumé, il s’applique aux géants du numérique qui proposent des solutions utilisées par plus de 45 millions d’utilisateurs finaux actifs européens, que ces géants viennent des US, de Chine, ou même d’Europe (qui sait ?).

Il prévoit des sanctions particulièrement lourdes en cas de non-respect, notamment 10% du CA mondial de l’année précédente, ainsi que des astreintes et des amendes spécifiques en cas de manque de transparence particulièrement en cas de contrôle (article 30 Du DMA).

Ce règlement a pour objectif de rendre le « Marché numérique européen » plus libre, plus susceptible de voir fleurir des concurrents dans l’intérêt des consommateurs comme des valeurs démocratiques européennes que les entreprises du numérique devraient respecter.

Bon, nous ne sommes pas dupes non plus : n’ayant encore jamais vu d’amende de 4% du CA mondial prévue par le RGPD, et alors que des abus extrêmement graves se sont perpétués depuis son entrée en application il y a 5 ans, je ne serai pas surpris que nous ne voyons jamais d’amende à 10% du DMA, alors que c’est dans l’intérêt de tous. Mais ne vendons pas la peau de l’ours : qui sait si l’Europe ne se saisira pas enfin de cet arsenal règlementaire ?

IV. Appliquons le DMA à LibreOffice !

Mais alors, que demande le DMA ? Et surtout, en quoi cela nous intéresse dans le cadre de cet article dédié à LibreOffice et à notre « coup de gueule » contre Microsoft ?

Nous les retrouvons à l’article 5 du DMA : le contrôleur d’accès doit permettre aux utilisateurs finaux d’installer ou d’utiliser des applications logicielles tierces. C’est le cas de LibreOffice par rapport à MS Office. On pourrait se dire que Microsoft n’empêche pas « fondamentalement » d’installer des applications tierces. Certes : mais elle les rend moins compatibles, afin que le document créé sur LibreOffice et ouvert sur du MS Office soit juste suffisamment mauvais en terme de mise en forme pour inciter les rares utilisateurs d’alternatives, surtout professionnels, à revenir dans le giron de la grande suite bureautique du mastodonte. C’est pourquoi cet article 5 précise aussi que le contrôleur d’accès ne pourra pas « restreindre techniquement la capacité des utilisateurs finaux de passer et de s’abonner à d’autres applications logicielles et services accessibles par le système d’exploitation du contrôleur d’accès ».

En interprétant ces deux éléments tirés de l’article 5 du DMA, il devrait être rendu obligatoire qu’un document édité sur LibreOffice soit restitué visuellement de la même manière une fois ouvert sur du MS Office (sans déformation, donc). Idem si un document LibreOffice venait à être utilisé sur un Office 365 en collaboratif. N’est-ce pas le principe de « l’OpenDocument format », censé garantir intégrité et durabilité de la documentation numérique ?

Car oui, le DMA dispose également que devraient être permis « l’installation et l’utilisation effective d’applications logicielles ou de boutiques de tiers utilisant ou interopérant avec les systèmes d’exploitation du contrôleur d’accès » et, plus important que tout, qu’il devrait être permis aux utilisateurs finaux de « désinstaller toute application logicielle préinstallée dans son service de plateforme essentielle ».

Confirmation que je peux utiliser MS Office sans Outlook, ou Teams sans Drive Microsoft, et donc implémenter MA solution alternative à l’offre globale de Microsoft (dont je devrai avoir le choix de ne prendre que ce qui m’intéresse).

V. Bilan.

Si l’on devait résumer le DMA, je dirai qu’il fait basculer les géants dans une réelle responsabilité des produits qu’ils vendent. La taille et l’immensité des utilisateurs touchés par leurs solutions rendent les géants extrêmement dangereux économiquement comme politiquement, raison pour laquelle il faut les soumettre à une responsabilité sociale et économique.

En clair, le DMA oblige les géants à fournir une sorte de « service public numérique », avec la transparence qui va avec, ni plus ni moins. C’est un immense frein à leur monopôle, et il serait pratiquement dans leur intérêt de se fragmenter pour ne pas se voir imposer des règles aussi strictes (ce qu’auraient déjà dû faire les USA depuis longtemps en appliquant leur logique antitrust, ce qui serait également dans l’intérêt de la concurrence US).

Quoiqu’il en soit, je suis content d’avoir basculé sur LibreOffice, sur des systèmes de messagerie non GAFAM, et des alternatives libres (dont la plus célèbre : les systèmes d’exploitation dérivés de Linux) qui mettent comme crédo la Protection de la vie privée et la Liberté des utilisateurs.

Avec le DMA, les géants ne pourront plus nuire à ces alternatives, et devront même veiller à les favoriser à l’avenir. J’enjoins donc toutes les entreprises et organisations à franchir le pas. On pourra se « déGAFAMiser » ou « déBATXiser » sans risque, protéger vie privée et secrets stratégiques des entreprises, favoriser la souveraineté numérique européenne, la concurrence, les consommateurs et le progrès technique (qu’un géant se justifie par sa valeur plutôt que par ses stratégies d’étouffement du marché !) etc.

Enfin… si le DMA est appliqué avec plus de conviction que le RGPD !

La balle est dans les mains de la Commission et des États européens. Les utilisateurs sont prêts, les concurrents européens aussi, et les entreprises attendent de voir vers où le vent va tourner. Les GAFAM, par contre, espèrent probablement que le DMA sera remis aux archives (c’est à dire entré en application et non appliqué, comme tant de règlementations), ce qui est hélas toujours possible.

Pierre Loir
Consultant en Protection des données personnelles, Délégué à la Protection des Données externalisé et enseignant/conférencier
Fondateur d’Observantiae

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