« Dire et juger », vers la fin d’une aberrante saga procédurale ?

Par Gauthier Chevalier, Avocat.

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Explorer : # procédure civile # droit d'appel # formalisme juridique

Depuis 2017, la Cour d’appel de Versailles a enclenché un mouvement visant à considérer que les formulations insérées dans le dispositif des conclusions et commençant par « dire et juger », « constater » et « prendre acte » n’étaient pas des prétentions et, en conséquence, ne saisissaient pas la cour.
Une telle position n’est pas sans conséquences, c’est ce que nous allons voir dans cet article.

Article mis à jour par son auteur en mai 2023.

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Les conséquences de la position tenue par la Cour d’appel de Versailles sont irréversibles. La cour considère qu’elle n’est saisie d’aucune prétention, et se contente de confirmer la décision de première instance. L’appelant est donc indirectement privé de son droit à un second degré de juridiction, lequel n’est certes pas un droit absolu, mais reste un droit dont toute limitation doit être justifiée.

La Cour de cassation, dans un arrêt du 13 avril 2023 [1], semble enfin prendre conscience des dangers de la prolifération d’une telle jurisprudence.

I/ « Dire et juger » : La genèse d’une construction prétorienne.

Le fondement juridique de cette épopée rédactionnelle est l’article 954 du Code de procédure civile, dont la reproduction partielle ci-après est issue du décret n°2017-891 du 6 mai 2017 :

« Les conclusions d’appel contiennent, en en-tête, les indications prévues à l’article 961. Elles doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation. Un bordereau récapitulatif des pièces est annexé.

Les conclusions comprennent distinctement un exposé des faits et de la procédure, l’énoncé des chefs de jugement critiqués, une discussion des prétentions et des moyens ainsi qu’un dispositif récapitulant les prétentions. Si, dans la discussion, des moyens nouveaux par rapport aux précédentes écritures sont invoqués au soutien des prétentions, ils sont présentés de manière formellement distincte.

La cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n’examine les moyens au soutien de ces prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion ».

Sur la base de cette rédaction, certaines cours d’appel ont développé un raisonnement opportuniste, rappel étant fait que la Cour d’appel de Versailles avait initié son raisonnement antérieurement à l’entrée en vigueur dudit décret.

Le premier coup de griffe est venu de la Cour d’appel de Versailles, en 2017 [2]. Il faut dire que dans cette affaire, l’appelant avait formulé 24 « prétentions » en utilisant le fameux « dire et juger ».

Le rugissement tenu par la cour est le suivant :

1- La cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif.

2- Or, la cour considère que les formulations « Dire et juger », « constater » ou « prendre acte » ne sont pas des prétentions et ne confèrent pas de droit à la partie qui les requiert, hormis les cas prévus par la loi.

3- En conséquence, l’appelant ayant formulé son dispositif uniquement avec des « dire et juger » et des « constater », la cour considère qu’elle n’est saisie d’aucune prétention, et se contente donc de confirmer le jugement de première instance.

Cette position ressort de l’arrêt susmentionné rendu par la Cour d’appel de Versailles :

« A titre liminaire, la cour rappelle qu’en application des dispositions de l’article 954 du Code de procédure civile « la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif » et que les « dire et juger » et les « constater » ne sont pas des prétentions en ce que ces demandes ne confèrent pas de droit à la partie qui les requiert - hormis les cas prévus par la loi - ; en conséquence, la cour ne statuera pas sur celles-ci, qui ne sont en réalité que le rappel des moyens invoqués » [3].

La conclusion serait bien évidemment différente en présence d’un appel incident, ou d’une exclusion uniquement partielle des prétentions.

Sans aucune vision acrimonieuse, un mouvement de contestation, attribuant aux magistrats une volonté plus méphitique, critique l’essence même de cette posture en soulignant que la finalité de cette dernière ne serait que la réduction du nombre d’affaires a traité intégralement en appel.

Le raisonnement de la Cour d’appel de Versailles s’est étendu à d’autres cours, et notamment les Cours d’appel de Lyon et de Bordeaux [4].

Dans un arrêt en date du 9 janvier 2020, la Cour de cassation a validé ce raisonnement, considérant que la cour d’appel n’était tenue d’aucune prétention, et qu’elle devait donc confirmer la décision de première instance. Elle cassera tout de même l’arrêt au motif que la cour d’appel avait, à tort, retenu l’irrecevabilité de l’appel.

« Attendu que pour déclarer l’appel irrecevable, l’arrêt retient qu’il résulte de l’examen du dispositif des conclusions de Mme A... qu’il comporte des demandes de « constater », « dire et juger », voire « supprimer », qui ne constituent pas des prétentions mais des rappels de moyens ;

Qu’en statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses constatations qu’elle n’était saisie par l’appelante d’aucune prétention, la cour d’appel, qui ne pouvait que confirmer le jugement, a violé le texte susvisé » [5].

Fort heureusement, si la cour se considère comme saisie d’aucune prétention, nous ne voyons pas pourquoi ni comment cela pourrait caractériser une irrecevabilité de l’appel [6].

Encore récemment, dans un arrêt du 4 avril 2023, la Cour d’appel de Versailles rappelait ce principe : « Par voie de conséquence, les « dire et juger » ne constituent pas des prétentions, mais en réalité des moyens qui ont leur place dans le corps des écritures, plus précisément dans la partie consacrée à l’examen des griefs formulés contre le jugement et à la discussion des prétentions et moyens, pas dans le dispositif » [7].

II/ Vers une fin de la sanction du « dire et juger ».

Dans son arrêt du 13 avril 2023, la Cour de cassation semble mettre un terme à cet absolutisme rédactionnel, venant ainsi contredire la Cour d’appel d’Amiens [8] en les termes suivants :

« 7. Pour dire qu’elle ne statuera que sur les demandes présentées sur le fond du dossier, la cour d’appel énonce que les « dire et juger » et les « constater » ne sont pas des prétentions en ce que ces demandes ne confèrent pas de droit à la partie qui les requiert hormis les cas prévus par la loi, que l’appelant sollicite l’infirmation de la décision en ce qu’elle rejette les moyens de nullité de l’assignation et d’irrecevabilité mais ne demande pas le prononcé de la nullité de l’assignation ou le prononcé de l’irrecevabilité des demandes.

8. En statuant ainsi, alors que l’appelant demandait, dans le dispositif de ses conclusions, de dire et juger que les irrégularités affectant l’exploit introductif d’instance constituent un élément substantiel et de fond susceptible d’entraîner la nullité de l’assignation, et de dire et juger que les modes de convocation et de représentation en justice en vue d’une sanction patrimoniale professionnelle, constituent des fins de non-recevoir en application de l’article 122 du Code de procédure civile, la cour d’appel, qui était tenue d’examiner ces prétentions, a violé les textes et le principe susvisés » [9].

Si cette décision est précieuse, et pourrait mettre un terme à un formalisme absolu, dont l’intérêt procédural et le fondement juridique ne paraissent pas établis, la prudence restera de mise jusqu’à l’obtention d’une confirmation définitive.

La rédaction des arrêts visant au rejet des prétentions « dire et juger » est malencontreuse. En effet, il convient d’analyser la prétention en entier afin de déterminer si oui ou non elle saisit la Cour, et ne pas s’arrêter à la simple sémantique « dire et juger ».
« Dire et juger nulle l’assignation » est une prétention saisissant la Cour.
On peut donc s’interroger sur l’utilité du maintien d’un tel raisonnement :
« les “dire et juger” et les “constater” ne sont pas des prétentions en ce que ces demandes ne confèrent pas de droit ».

Rappelons qu’il s’agit ici de protéger un droit fondamental, le droit à un double degré de juridiction effectif.

Rappelons que dans de nombreuses affaires (commerce, droit du travail), la cour d’appel, jouant son rôle de second degré de juridiction, est la seule juridiction constituée de magistrats professionnels. Cet abus de formalisme revient à laisser nos justiciables avec une unique décision de première instance, rendue par des conseillers prud’homaux ou des juges consulaires, lesquels ne sont pas des juges professionnels. Il convient d’éviter au maximum de créer des situations dans lesquelles le justiciable n’aurait aucun accès à un juge professionnel.

Rappelons aussi que toute anaphore à une fin.

Une chose est certaine, il convient d’accélérer le recrutement des magistrats afin de permettre un exercice libre et entier de cette belle profession, que l’on sait difficile et exigeante. Affaire à suivre.

Gauthier Chevalier,
Avocat au barreau de Paris
Cabinet CHG-Avocat / Négociation - Rupture de contrat - Expatriation & Cadres Dirigeants
www.chg-avocat.com

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Notes de l'article:

[1Cour de cassation, 2e chambre civile, 13 Avril 2023 - n° 21-21.463.

[2Cour d’appel, Versailles, 16e chambre, 23 Novembre 2017 - n° 17/00454.

[3Cour d’appel, Versailles, 16e chambre, 23 Novembre 2017 - n° 17/00454.

[4CA Lyon, 13 novembre 2018, RG n°16/04307 ; CA Bordeaux, 27 mars 2018, RG n°15/07488.

[5Cour de cassation, 9 janvier 2020, n°18-18.778.

[6Cour d’appel de Versailles, 8 février 2018 (n°16/04301).

[7Cour d’appel de Versailles, 4 avril 2023, (n°21/06900).

[8Cour d’appel d’Amiens, 24 juin 2021, n° 20/04769.

[9Cour de cassation, 2e chambre civile, 13 Avril 2023 - n° 21-21.463.

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