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La saga Jean Charles De Castelbajac : marques reprenant le nom d’un créateur et usage trompeur. Par Agathe Zajdela, Avocat.
Parution : vendredi 26 avril 2024
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La Cour de cassation a confirmé que le créateur Jean-Charles de Castelbajac ayant cédé les marques reprenant son nom à la société PMJC, il est tenu d’une garantie d’éviction rendant irrecevable toute demande en déchéance de ces dernières. Toutefois, la Cour pose pour la première fois une exception à cette fin de non-recevoir, et juge la demande recevable en cas de faits fautifs postérieurs à la cession imputables au cessionnaire. Quant à la question de savoir si une marque portant sur le nom d’un créateur peut être annulée pour déceptivité (caractère trompeur) en raison de faits postérieurs à la cession imputables au cessionnaire, il faudra attendre la réponse de la CJUE, la Cour ayant décidé de lui soumettre une question préjudicielle en ce sens.

I. Les faits.

Dans le cadre du redressement judiciaire de la société du créateur Jean-Charles de Castelbajac en 2012, la société PMJC a acquis les marques françaises JC DE CASTELBAJAC et JEAN CHARLES DE CASTELBAJAC.

Par la suite, la société PMJC a confié au créateur une mission de direction artistique par contrat de prestation de service, lequel a cependant pris fin en 2015 en raison d’une mésentente entre les parties.

S’en sont suivis de nombreux litiges et contentieux entre ces dernières.

Dans ce contexte, le créateur a notamment continué d’utiliser son nom CASTELBAJAC pour désigner ses nouvelles créations et PMJC a assigné ce dernier (ainsi que sa société) en contrefaçon de marques et concurrence déloyale.
À titre reconventionnel, le créateur a demandé la déchéance des marques invoquées pour déceptivité, estimant que leur usage par PMJC était de nature à tromper le public en laissant croire qu’il était toujours à l’origine des créations vendues par PMJC sous les marques.

En première instance, le Tribunal judiciaire de Paris a rejeté aussi bien les demandes en contrefaçon et concurrence déloyale de PMJC que les demandes reconventionnelles en déchéance (et nullité) du créateur (TJ Paris, 26 juin 2020).

II. L’arrêt d’appel.

En appel, PMJC faisait notamment valoir que les demandes en déchéance du créateur M. de Castelbajac étaient irrecevables, ce dernier étant tenu en tant que cessionnaire des marques invoquées à une garantie d’éviction.
En effet, pour mémoire, le cessionnaire d’une marque est tenu d’assurer une jouissance paisible de cette dernière à son acquéreur et doit ainsi s’abstenir de toute éviction de son fait personnel (article 1626 et suivants du Code civil). Il en résulte qu’en principe le cédant d’une marque n’est donc pas recevable à demander la nullité de cette dernière à l’encontre de son acquéreur (Cass., com., du 31 janvier 2006, n° 05-10.116).

Pourtant, dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris (CA, Paris, 12 Octobre 2022 – n° 20/11628) a jugé recevable la demande du créateur M. de Castelbajac en déchéance des marques cédées par ce dernier au motif que « le manquement à la garantie d’éviction ne constitue pas une irrecevabilité à agir mais une éventuelle faute distincte, susceptible, si elle est établie, d’engager la responsabilité du vendeur sur le fondement de l’article 1630 du Code civil ».

En outre, le créateur M. de CASTELBAJAC faisait valoir que la société PMJC s’était livrée à un certain nombre de comportements fautifs laissant le public croire qu’il était toujours l’auteur des créations sur lesquelles les marques étaient apposées. La Cour ajoutait ainsi que « la garantie invoquée ne peut en tout état de cause être opposée pour rendre irrecevable une demande fondée, comme en l’espèce, sur le comportement prétendument fautif du cessionnaire des droits patrimoniaux litigieux ».

Enfin, concernant la déchéance, la Cour rappelait la position de la CJUE selon laquelle « Le titulaire d’une marque correspondant au nom du créateur et premier fabricant des produits portant cette marque ne peut, en raison de cette seule particularité, être déchu de ses droits au motif que ladite marque induirait le public en erreur » (CJCE, 30 mars 2006, C-259/04), et en déduisait qu’a contrario la déchéance peut donc être prononcée si un usage trompeur est démontré.

En l’espèce, la Cour avait estimé qu’un tel usage trompeur était bien caractérisé au motif que PMJC avait associé : « ces marques, ou les signes similaires [CASTELBAJAC et CASTELBAJAC PARIS] qui en constituent des formes légèrement modifiées, à des agissements visant à faire croire au consommateur que certains produits qu’il acquiert, revêtus de ces marques ou signes, ont été conçus par ou sous la direction artistique de M. de Castelbajac alors que cette conception ne s’inscrit plus dans le cadre de la collaboration qui a uni, de juillet 2011 à la fin de l’année 2015, la société et le créateur ».

En conséquence, la Cour avait donc fait droit aux demandes du créateur M. de Castelbajac et prononcé la déchéance des marques litigieuses pour les produits et services en rapport avec les faits litigieux.

III. Le pourvoi.

Saisie d’un pourvoi sur ces questions, la Cour de cassation s’est prononcée en deux temps (Cass., Com., 28 Février 2024 – n° 22-23.833), avant de poser une question préjudicielle à la CJUE.

3.1 La violation de la garantie d’éviction est bien une fin de non-recevoir.

Sur la question de la recevabilité de l’action en déchéance de M. de CASTELBAJAC, la Cour rejette l’arrêt de la Cour d’appel par substitution de motifs et confirme la jurisprudence constante selon laquelle « le cédant de droits portant sur une marque est tenu dans les termes de l’article 1628 du code civil et n’est, par conséquent, pas recevable en une action en déchéance de ces droits pour déceptivité acquise de cette marque, qui tend à l’éviction de l’acquéreur ».

Le moyen tiré de la violation de la garantie d’éviction est donc bien une fin de non-recevoir en ce qu’il tend à l’irrecevabilité de la demande et non une faute contractuelle susceptible d’engager la responsabilité de son auteur.

Il en résulte une conséquence pratique importante : ce moyen de défense étant une fin de non-recevoir, il doit donc impérativement être soulevé devant le juge de la mise en état (qui a pour mémoire compétence exclusive pour statuer sur les fins de non-recevoir), au risque d’être déclaré lui-même irrecevable.

3.2 Limite de la garantie d’éviction : la faute du cessionnaire.

Toutefois, la Cour ajoute - et c’est là l’apport essentiel de cet arrêt - que « la garantie au profit du cessionnaire cesse lorsque l’éviction est due à sa faute » et qu’il « convient en conséquence de juger désormais qu’il est fait exception à » cette règle « lorsque l’action en déchéance pour déceptivité acquise d’une marque est fondée sur la survenance de faits fautifs postérieurs à la cession et imputables au cessionnaire ».

Elle retient ensuite qu’en l’espèce « M. de Castelbajac fait valoir que, depuis la fin de leur collaboration organisée par le protocole de prestation de services du 21 juillet 2011, la société PMJC exploite les marques cédées de façon à laisser le public croire qu’il est l’auteur des créations sur lesquelles ces marques sont apposées.

Il en résulte que l’action formée par M. Castelbajac n’est pas irrecevable nonobstant la garantie d’éviction due à la société PMJC, cessionnaire ».

Ainsi, le cessionnaire d’une marque reprenant le nom du premier fabricant/créateur des produits se doit désormais d’être particulièrement vigilant dans l’exploitation de sa marque de manière à ne pas adopter de comportements qui pourraient être jugés comme trompeurs et donc susceptibles d’écarter le bénéfice de la garantie d’éviction.

3.3 Question préjudicielle : les conditions de la déchéance pour déceptivité d’une marque portant sur le nom d’un créateur.

En revanche, la Cour ne se prononce pas sur la déchéance des marques invoquées et préfère poser une question préjudicielle à la CJUE.

Elle rappelle tout d’abord qu’il a été jugé :
- D’une part que « le titulaire d’une marque correspondant au nom du créateur et premier fabricant des produits portant cette marque ne peut, en raison de cette seule particularité, être déchu de ses droits au motif que ladite marque induirait le public en erreur, au sens de l’article 12, paragraphe 2, sous b), de la directive 89/104/CEE, notamment quand la clientèle attachée à cette marque a été cédée avec l’entreprise fabriquant les produits qui en sont revêtus. » (l’arrêt du 30 mars 2006, Emanuel - C-259/04) ;

- Et d’autre part que « le tribunal de l’Union européenne (...) a écarté la demande de déchéance fondée sur l’utilisation trompeuse de la marque portant sur le nom de famille d’un créateur après son enregistrement, non au motif qu’il serait exclu qu’un tel usage trompeur de la marque entraînerait sa déchéance pour déceptivité, mais en énonçant que l’intervenante n’apportait aucune preuve d’usage de la marque après son enregistrement » (TUE, 14 mai 2009 - T-165/06).

Ce faisant, la Cour interroge la CJUE pour « savoir si les articles 12, paragraphe 2, sous b), de la directive 2008/95/CE et 20, sous b), de la directive (UE) 2015/2436 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent au prononcé de la déchéance d’une marque portant sur le nom de famille d’un créateur en raison de son exploitation postérieure à la cession dans des conditions de nature à faire croire de manière effective au public que le créateur, dont le nom de famille constitue la marque, participe toujours à la création des produits revêtus de cette marque alors que tel n’est plus le cas. »

Les jurisprudences susvisées de la CJUE et du TUE citées par la Cour de cassation semblent ouvrir cette possibilité, néanmoins reste désormais à attendre la position de la CJUE.

Agathe Zajdela, Avocat au barreau de Paris