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France Expérimentation : un dispositif pour lever les blocages juridiques sectoriels.
Parution : lundi 22 avril 2024
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C’est un débat connu qui ressurgit concomitamment aux progrès et avancées de notre société : Droit et innovation s’opposent-ils ? Le fait de règlementer empêcherait d’aller de l’avant et stopperait ceux qui ont envie d’innover (au sens large du terme). Les textes sont nombreux, parfois imprécis voire datés, et leur application stricte peut effectivement dans certains cas empêcher une entreprise de faire aboutir son projet. Pourquoi ne pas dans ce cas faire naître le dialogue entre "l’innovateur" et les pouvoirs publics, pour adapter éventuellement cette norme ? C’est ce que propose France Expérimentation, un dispositif porté par la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Le Village de la Justice a voulu creuser le sujet avec les responsables du programme, Olivier Hébrard et Sébastien Malangeau.

Village de la Justice : quel est l’objectif de France Expérimentation ?

Olivier Hébrard et Sébastien Malangeau : « France Expérimentation est à la croisée de différents enjeux et contraintes. Le guichet a été testé en 2016, et matérialisé sous la forme actuelle en 2018.
C’est une cellule interministérielle (qui compte trois agents au sein de France Expérimentation et un réseau de correspondants dans chaque ministère) et qui relève à ce titre du Premier ministre.

L’objectif, c’est de favoriser le développement d’acteurs innovants en France qui nous signalent des blocages juridiques qui les empêchent de développer leur innovation. Nous, nous sommes une sorte de "super boîte aux lettres" pour transmettre ces blocages au premier Ministre.

Sébastien Malangeau

L’idée ensuite est de voir si ce blocage juridique peut-être levé. Au départ, cela concernait surtout les innovations technologiques avec les blocages correspondants. Avec le temps, nous avons élargi les critères, il s’agit de tout type d’innovation. L’action de France Expérimentation est encore assez méconnue, nous avons étudié 450 projets en sept ans. Mais c’est une confidentialité involontaire, nous ne sommes pas réservés ni aux "super" innovations, ni au start up ni même aux entreprises : associations ou collectivités peuvent nous contacter. Le critère est plutôt lié au fait que l’innovation (au sens large) ait un but économique. »

Concrètement, et surtout juridiquement, comment fonctionnez-vous ?

« Concrètement, nous restons dans le cadre législatif et réglementaire, et c’est d’ailleurs la force et la limite de notre dispositif : la dérogation peut prendre du temps.

Après étude de la demande par nos soins, il existe trois grands cas de figure :
- soit l’expertise montre qu’il n’y a pas de blocage juridique, auquel cas un courrier de "sécurisation juridique" sera transmis au porteur de projet pour l’aider à concrétiser son projet.

- soit le texte à l’origine du blocage juridique apparaît « daté », est manifestement incomplet ou mérite d’être simplifié, et le Premier ministre pourra décider de lever, modifier ou simplifier la norme bloquante pour tous, sans phase expérimentale préalable ;

- soit la règle générale reste pleinement pertinente mais il est admis par les pouvoirs publics, sur la base du dossier France Expérimentation étudié, un intérêt à pouvoir, sous certaines conditions, y déroger dans une logique expérimentale : on va alors créer une sorte de "version bêta" de la norme qui sera testée durant plusieurs années et ponctuée d’une évaluation qui permettra de tirer un bilan avant une éventuelle généralisation. Cette expérimentation normative s’appuie généralement sur un protocole visant à une bonne maîtrise des risques et s’applique sur un territoire et un objet définis dans le texte portant dérogation.

L’intérêt, c’est donc que cette dérogation est encadrée. Le fil d’Ariane, c’est que la norme définitive ensuite soit sur une ligne de crête, à la fois sûre pour les pouvoirs publics et en même temps conforme aux attentes des acteurs du "terrain".

« Nous sommes des facilitateurs entre un acteur individuel et les pouvoirs publics qu’il souhaite interpeller sur un droit non adapté. »

Juridiquement, nous nous inscrivons dans le cadre de l’article 37-1 de la Constitution ("La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental.")
Donc cette dérogation est conditionnée puisque :
- limitée dans le temps (généralement, 2 à 5 ans) ;
- avec un objet circonscrit.

Et pour garantir l’égalité devant la loi, le texte dérogatoire s’applique à tous les acteurs qui se signalent aux pouvoirs publics et demandent à pouvoir en bénéficier (et à suivre le protocole expérimental). »

Un exemple pour bien comprendre.

C’est l’histoire d’une entreprise qui est leader mondial des traitements contre le diabète et qui produit près de 25 millions de stylos injecteurs d’insuline pour le marché français. Ses stylos, elle aimerait bien pouvoir les recycler, mais le Code de la santé publique le lui interdit, imposant leur incinération. Voilà de quoi motiver une demande d’expérimentation, acceptée pour 5 ans, et qui s’est traduite concrètement par un décret en Conseil d’État autorisant ce recyclage, puis un arrêté du ministre précisant les modalités de participation à l’expérimentation.
Cette expérimentation est ouverte pour 5 ans à toute entreprise fabricante de stylos préremplis injectables et souhaitant développer une solution de recyclage. Il lui faut pour cela se rapprocher du ministère de la Santé et faire une demande pour s’insérer dans ce cadre expérimental. Passé ce délai, l’expérimentation fera l’objet d’un bilan et sera éventuellement pérennisée [1].

De quelles méthodes vous inspirez-vous ?

« Nous avons une approche "agile" pour questionner la réglementation, puisque nous sommes à la croisée entre le droit, qui a notamment pour but de protéger, et l’innovation, associée plutôt à l’idée de la prise de risque.
Notre credo, c’est donc d’articuler les deux, pour favoriser l’innovation.

Finalement, nous sommes des facilitateurs entre un acteur individuel et les pouvoirs publics qu’il souhaite interpeller sur un droit non adapté. Cela permet une co-construction de la norme.

Olivier Hébrard

Notre force, c’est que nous sommes dans le process administratif, nous pouvons mettre plusieurs ministères autour d’une table sur un sujet transverse, et laisser le Premier ministre décider.
Cela nous permet aussi de saisir les ministères concernés qui vont faire l’analyse juridique d’un texte et vérifier que le blocage existe réellement. Il est arrivé que la dérogation soit déjà prévue, et l’entreprise l’ignorait. Il y a finalement ainsi un système d’éclairage juridique, pour aider à lever les textes flous. »

Quelles sont les limites à ce dispositif ?

« D’abord, si la norme bloquante est explicitement prévue au niveau européen ou en droit international, il n’y a pas de dérogation possible. La hiérarchie des normes est respectée.
De la même façon, nous n’avons pas vocation à permettre d’éviter une procédure de mise sur le marché (exemple des médicaments).
Enfin, nous ne sommes pas non plus un "coupe-file" pour accélérer un process ou éviter un délai imposé par les textes. »

Est-ce que cette approche expérimentale ne devrait pas finalement être la norme ?

« Effectivement, c’est un renversement complet de la façon actuelle de concevoir la norme, qui correspond à plusieurs préoccupations actuelles :
- La simplification de la norme.
- La perte de confiance dans les pouvoirs publics : ce dispositif permet de recréer du lien entre ceux qui sont sur le terrain et les pouvoirs publics.
- Enfin, cela permet de créer ou de modifier des textes qui soient plus facilement acceptés par les citoyens. »

Propos recueillis par Nathalie Hantz Rédaction du Village de la Justice

[1D’autres exemples et le détail du dispositif France Expérimentation sur leur site ici.