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Les interviews des acteurs de l’IA juridique. "Ne pas négliger la sécurité et viser l’innovation incrémentale", selon Dilitrust.
Parution : lundi 8 avril 2024
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2024, année de l’IA, sans aucun doute ! Une évolution profonde et structurante, pour les métiers du Droit comme pour les acteurs de la Tech...
Pour accompagner nos lecteurs sur le chemin de l’apprentissage et de la connaissance du sujet, nous interviewons cette année de nombreux acteurs de l’IA (notamment l’IA générative) pour décrypter leur position, leurs promesses, et peu à peu savoir à quoi nous tous, utilisateurs de l’IA dans le domaine du Droit, devons nous attendre.
Troisième interview ici : nous avons pu échanger avec Cyril Godet, Directeur de l’expertise juridique et des partenariats chez Dilitrust, éditeur international d’une suite de modules de suivi des activités juridiques et de gouvernance d’entreprise... activités dans lesquelles l’intelligence artificielle se glisse à différents niveaux, comme nous allons le voir.
Il partage ici un intéressant "retour terrain".

Dilitrust est une Legaltech française, fondée il y a une vingtaine d’années, certainement parmi les leaders européens, qui vise à digitaliser les directions juridiques en leur proposant une suite de modules pour la gestion des instances, des filiales et des participations, la gestion des contrats, le suivi des litiges, la gestion documentaire...
En observant la forte demande d’IA en Directions juridiques et les secteurs de la Legaltech explorés par les juristes (l’IA se classe dans les deux premiers types d’outils Legaltech attendus selon une enquête du Village), on arrive rapidement à la conclusion que tout le monde attend de l’IA partout, dans chacun des outils à disposition des Directions juridiques.

Village de la Justice : Est-ce que l’IA va "renverser la table" des technologies à disposition des juristes ? C’est la première question que nous avons posée à Cyril Godet...

Cyril Godet : « C’est vrai que l’intelligence artificielle a pris beaucoup, beaucoup de place ces derniers temps, parfois un peu vite. Chez Dilitrust, on a décidé il y a deux ans de se doter de notre intelligence artificielle propriétaire. Ça nous permet d’apporter un plus à nos clients en directions juridiques en alimentant l’ensemble des modules de façon sécurisée. Donc, les conseils d’administration, le droit des sociétés, les contrats, les contentieux. Et sous la forme d’innovation incrémentale, quand on estime que la technologie est à maturité, car les clients, les juristes, ne sont pas des bêta-testeurs ! Nos clients, ce sont des gens qui ont besoin d’avoir quelque chose qui est prêt à l’emploi ; c’est important à dire dans la dynamique euphorique actuelle.

Cyril Godet

Pour répondre à votre question plus avant, qu’est-ce qu’on peut espérer actuellement sur l’IA ?
Il y a différents sujets. Le premier, c’est la transformation des processus juridiques. Effectivement, il y a de l’automatisation, il y a de la blockchain, on peut transformer le process juridique avec une analyse plus rapide des contrats, des données en général et de la conformité.
Par exemple, dans un module contrats, on intègre de l’OCR et de l’IA et ça permet, quand on va charger un contrat, d’automatiquement aller repérer des termes et de remplir automatiquement une fiche contrat plutôt que d’avoir à saisir l’information. Donc, on gagne du temps.
Et c’est partout pareil : imaginez, vous êtes sur un module contentieux, vous avez une décision de justice, vous avez une assignation, vous la chargez dans l’application qui va vous remplir toutes les cases plutôt que de les saisir. En fait, l’IA permet de se focaliser sur les tâches à haute valeur ajoutée.

Mais il faut être très clair, l’émergence de ces nouvelles technologies, les nouveaux défis juridiques, touchent la protection des données, la confidentialité de celles-ci, la responsabilité aussi en cas de défaillance des systèmes automatisés. Et donc les directions juridiques doivent être prêtes à relever ces défis. C’est important qu’elles puissent connaître les pratiques possibles.
S’agissant de l’offre Legaltech, il y a une expansion actuelle de l’offre qui peut être bénéfique pour les DJ, parce que la concurrence stimule la recherche de performance, mais il y a de vraies questions, comme la confidentialité, l’hébergement des données... et la naissance de nouveaux métiers. »

Village de la Justice : On dit beaucoup qu’il y a un potentiel disruptif dans l’IA. Disruptif peut-être sur la façon de travailler, la vitesse à laquelle on obtient certains résultats, des formations nouvelles et de nouveaux métiers aussi, peut-être des nouveaux services ou l’accès à des informations qu’on n’arrivait pas à "remonter" auparavant. Pensez-vous qu’il y a effectivement un potentiel disruptif dans l’IA, ou est-ce simplement une amélioration, un progrès ?

Cyril Godet : « Effectivement, on est vraiment dans un phénomène disruptif. Le phénomène disruptif, c’est changer complètement les habitudes. Prenons quelques exemples.

Le plus connu, l’automatisation des tâches répétitives. L’IA a le potentiel de révolutionner les opérations. Vous automatisez de nombreuses tâches répétitives et chronophages. L’analyse d’un contrat, la recherche juridique, la rédaction d’un document. Ça libère du temps pour les professionnels du droit et ils peuvent se concentrer sur des tâches plus complexes nécessitant leur expertise.

Le deuxième point que j’aime bien évoquer, c’est l’analyse prédictive : l’algorithme de l’IA analyse des grandes quantités de données et identifie des tendances, des modèles. Ça peut aider une direction juridique à prendre des décisions plus éclairées et à anticiper des risques potentiels. On peut imaginer aussi, en fonction de la typologie de contrat, d’évaluer si un type de contrats va générer potentiellement tel ou tel risque et de pouvoir anticiper.
Bien sûr, il faut être prudent, parce que cette partie prédictive, c’est encore en évolution aujourd’hui, parce que ça repose sur de la donnée. On voit que l’IA peut encore se tromper.
Les avocats et les juristes avec qui je discute me disent que ça commence à être intéressant, mais pour autant, on ne peut pas encore s’y fier totalement.

Intéressant aussi dans le potentiel de l’IA, c’est l’assistance à la prise de décision. Je pense que l’IA peut fournir une assistance précieuse dans le processus de prise de décision en permettant d’évaluer des scénarios, en fournissant des recommandations basées sur des analyses approfondies. Mais ce n’est qu’une aide, ce n’est pas une finalité.

Mais on peut aussi dire qu’il y a des limites, il y a des choses qu’on peut contester. Notamment, dans certaines applications, on voit les limites en termes de compréhension de texte, de contexte, de jugement moral. Les décisions juridiques complexes ne peuvent pas se faire par l’IA, elles nécessitent une analyse humaine approfondie. Par exemple, vous ne pouvez pas utiliser uniquement l’IA pour un licenciement. »

Village de la Justice : Quels sont les retours des juristes sur ce sujet de l’IA ? Quelle est selon vous la maturité des utilisateurs, à la fois en connaissance et en demande ?

Cyril Godet : « Vous avez des gens qui sont des geeks, des précurseurs, qui vont se passionner pour ça. Après, vous avez l’autre partie des juristes qui voudrait beaucoup de choses, sans toujours une grande compréhension globale. Il faut canaliser et organiser tout ça...

Il y a une règle qui existe notamment chez les Legal Operations, c’est de commencer par interroger les personnes avant de poursuivre : People -> Process >- Technology -> Data.
Un, quel est votre besoin ?
Deux, quels sont les process qui sont en place, ou bien les process que l’on aimerait mettre en place.
Trois, sur la base de cela, choisir la bonne technologie, mais pas avant.
Et quatre, quand j’ai choisi la techno, je m’assure effectivement que les données vont être protégées, bien partagées, ainsi de suite.

Il y a actuellement une sorte de hype, on n’est pas encore à la maturité complète. On est au début. Il y a des sujets et cas d’usage qui avancent. Aujourd’hui, c’est très clair sur les contrats, les juristes en voient très bien l’intérêt. Si vous commencez à aborder d’autres sujets, le corporate par exemple, on ralentit.

Je pense que comme d’habitude, et c’est pour ça que je parle d’innovation incrémentale plutôt que disruptive, il faut avancer par l’exemple et dans un contexte adapté. Parfois, c’est parce qu’il y a un impératif juridique que se mettent en place des choses (par exemple, la signature électronique et les règlementations européennes). Dès lors qu’on légifère, on crée des cas d’usage, ça devient une nécessité. On a un accélérateur.
Soyons toujours prudents par rapport à ça : l’IA est effectivement l’avenir, mais l’IA doit être comprise, doit être maîtrisée et doit nous accompagner. »

Village de la Justice : Est-ce que l’IA pourrait participer à améliorer la Gouvernance ?

Cyril Godet : « Il y a un potentiel, mais on n’en est pas encore là.
Vous êtes administrateur, vous préparez une réunion et vous avez un rapport de 500 pages qui arrive, vous chargez dans l’outil, l’IA vous fait un résumé de 30 lignes.
Ça va vous permettre quoi ? Déjà, comprendre de quoi ça parle, et puis de voir s’il est intéressant pour vous. Parce que parfois, vous allez peut-être être l’administrateur orienté sur la finance ou sur l’ESG, ça ne va peut-être pas être votre sujet. Donc l’IA va vous aider, elle va vous permettre de gagner un petit peu de temps.
L’IA pourrait être utile si, en analysant l’ensemble des derniers procès-verbaux des conseils d’administration par exemple, elle notait les questions qui restent à chaque fois sans réponse, et à un moment donné, on prendrait peut-être conscience qu’il faudrait recruter des administrateurs spécialisés dans tel ou tel domaine, parce qu’on n’a pas la compétence. Là, c’est concret.

Si en revanche vous vous dites, "c’est l’IA qui va choisir à ma place", non merci. L’IA est le prolongement du juriste pour l’accompagner. Pour moi, l’IA, c’est la meilleure assistance juridique possible pour le moment. »

Propos recueillis par Christophe Albert Rédaction du Village de la Justice.