Il convient d’étudier :
les fondements juridiques relatifs à la religion au travail (I) ;
d’appréhender la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour de Justice de l’Union Européenne (II) ;
de s’interroger sur des questions concrètes, qui se posent aux entreprises, dans le cadre d’un question/réponse (III).
I) Religion au travail : Conciliation entre les libertés des salariés et la liberté d’entreprendre.
En matière de religion au travail, trois grands principes s’appliquent :
le principe de laïcité (loi du 3 décembre 1905, article 10 de la DDHC de 1789, article 1er de la Constitution de 1958, et article 9 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme du 4 novembre 1950) ;
la liberté de religion (article 9 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme de 1950) ;
le principe de non-discrimination (préambule de la Constitution de 1958 et l’article L. 1132-1 du Code du travail).
En outre, trois textes autorisent des limitations à la liberté religieuse au travail.
Tout d’abord, l’article L. 1121-1 du Code du travail pose la règle générale concernant la possibilité de restreindre les libertés individuelles et collectives en entreprise. Cependant, ces restrictions doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.
Ensuite, l’article L. 1321-3 2° du Code du travail prévoit la possibilité d’insérer des restrictions aux libertés individuelles et collectives dans le règlement intérieur, mais toujours à la condition qu’elles soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.
Enfin, la loi Travail/El Khomeri du 8 août 2016 a introduit l’article L. 1321-2-1 au Code du travail qui dispose que « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par la nécessité du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».
Cet article est donc plus précis, et plus contraignant que les deux autres évoqués précédemment. Il pose une double condition pour prévoir le principe de neutralité :
Justification de la restriction par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par des nécessités de bon fonctionnement dans l’entreprise ; et
Proportionnalité de la restriction au but recherché.
II) La jurisprudence Française et européenne en matière de religion au travail
La Cour de cassation, et la Cour de justice de l’Union Européenne ont rendu de nombreux arrêts sur la question de la religion au travail.
II.1) Arrêts marquants de la Cour de Cassation
II.1.1) Arrêt Baby-loup (Cass. Ass. Plén., 25 juin 2014, n°13.28-369)
C’est la première affaire sur laquelle se prononce la Cour de cassation sur le port du foulard islamique.
En l’espèce, il était reproché à une salariée, directrice adjointe d’une crèche de refuser d’enlever le foulard islamique qu’elle avait décidé de porter depuis son retour de congé maternité. Compte tenu de ce refus, et se fondant sur le règlement intérieur de cet établissement accueillant des enfants, l’employeur avait procédé à une mise à pied conservatoire de la salariée, laquelle sera par la suite licenciée pour faute grave.
La salariée saisit le Conseil de prud’hommes de Mantes-La-Jolie pour faire constater la nullité de son licenciement, qui selon elle était constitutif d’une discrimination au regard de ses convictions religieuses.
Le Conseil de prud’hommes et la cour d’appel de Versailles la déboute de sa demande. La salariée forme ensuite un pourvoi en cassation contre l’arrêt du 27 octobre 2011 de la cour d’appel de Versailles.
Dans un arrêt du 19 mars 2013 (n°11-28.645), la chambre sociale de la Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel. Elle considère que le licenciement était constitutif d’une discrimination fondée sur des motifs religieux, et était donc nul ; elle relève que le principe de laïcité ne s’applique pas aux salariés engagés par un employeur de droit privé qui qui ne gère pas un service public.
Ainsi, le règlement intérieur litigieux, qui imposait aux salariés le respect des principes de laïcité et de neutralité devait être considéré comme instaurant « une restriction générale et imprécise » en violation des libertés individuelles garanties par le code du travail.
La Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Paris. Cette dernière, dans un arrêt du 27 novembre 2013 a résisté à la Cour de cassation. En effet, elle a considéré que le licenciement reposait sur une cause réelle et sérieuse.
La salariée forme derechef un pourvoi en cassation. C’est l’Assemblée Plénière qui a tranché définitivement le litige.
L’Assemblée Plénière devait trancher sur le point de savoir si la crèche associative Baby loup peut être considérée comme une entreprise de tendance. L’Assemblée Plénière répond par la négative, puisque, selon elle, cette association n’a pas pour objet « de défendre des convictions religieuses, politiques ou philosophiques ».
La question qui se pose ensuite est de savoir si une entreprise, qui n’est pas une entreprise de tendance, pouvait imposer à ses salariés le respect des principes de laïcité et de neutralité.
Sur ce point l’Assemblée plénière ne s’est pas prononcée (aujourd’hui article L. 1321-2-1 du Code du travail).
Au final, c’est en tenant compte de la situation concrète de la crèche Baby Loup que l’Assemblée plénière considère que les dispositions de son règlement intérieur, restreignant la liberté de manifester sa religion, ne présentaient pas un caractère général, mais étaient suffisamment précises et justifiées par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnées au but recherché. En effet, l’association était de dimension réduite (18 salariés), et chaque salarié était ou pouvait être en relation directe avec les enfants et leurs parents. La Cour de cassation rejette donc le pourvoi de la salariée.
II.1.2) Arrêt RATP (Cass. Soc., 1er février 2017, n°16-10.459)
Dans cette affaire, il s’agissait d’une salariée qui avait été embauchée comme agent de contrôle par la RATP.
Son admission était toutefois subordonnée à l’obtention de son assermentation devant la première chambre civile du tribunal de grande instance de Paris, comme l’exige l’article 23 de la loi du 15 juillet 1845 sur la police des chemins de fer.
Cependant, lors de la cérémonie, la salariée avait refusé de prêter serment en utilisant la formule d’usage « je jure », expliquant que sa religion chrétienne l’interdisait de jurer.
La salariée a donc été licenciée pour faute grave « au motif que son refus de prêter serment devant le juge l’a privé de l’assermentation à l’obtention de laquelle était contractuellement subordonnée son admission ».
L’affaire est portée devant la Cour de cassation, le Conseil des prudhommes et la cour d’appel ayant considéré que le licenciement de la salariée n’était pas abusif.
La Cour de cassation dans son arrêt du 1er février 2017 (n°16-10.459) juge pourtant que le licenciement est nul, car discriminatoire en raison des convictions religieuses de l’intéressée, et casse l’arrêt de la cour d’appel. L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Paris autrement composée.
II.2) Arrêts récents de la Cour de justice de l’Union Européenne
Les deux derniers en date, les arrêts A Achbita n°C-157/15 et Bougnaoui n°C-188/15 de la Cour de justice de l’Union Européenne du 14 mars 2017.
II.2.1) Arrêt Achbita (CJUE, 14 mars 2017, Achbita C/ G4S Secure solutions NV, n° C- 157/15) = Réceptionniste qui porte le voile islamique pendant ses heures de travail
Dans l’affaire Achbita, il s’agissait d’une réceptionniste belge de confession musulmane, qui trois ans après son embauche, a annoncé à son employeur qu’elle allait porter le voile islamique pendant ses heures de travail.
L’employeur se prévalait alors d’une règle non écrite au sein de son entreprise, G4S, en vertu de laquelle les travailleurs ne pouvaient pas porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses.
La Direction a informé Mme Achbita que le port du voile ne serait pas toléré, car le port visible de signes politiques, philosophiques ou religieux était contraire à la neutralité à laquelle s’astreignait l’entreprise. En raison de sa volonté persistante de porter le voile Mme Achbita a été licenciée.
L’affaire a été portée devant le Hof Van Cassatie (Cour de cassation Belge), qui a décidé de surseoir à statuer, et de poser à la Cour de justice de l’Union Européenne la question préjudicielle suivante : « L’article 2, paragraphe2, sous a) de la directive 2000/78 doit-il être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant de manière générale le port visible de tout signe politique, philosophique, ou religieux sur les lieux du travail, constitue une discrimination directe prohibée par cette directive ? ».
La Cour de justice de l’Union Européenne considère qu’une règle d’entreprise interdisant le port visible de tout signe ne constitue pas une discrimination directe. En revanche, pour elle, une telle règle est susceptible de constituer une discrimination indirecte au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle prévoit entraîne, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, à moins qu’elle ne soit objectivement justifiée par un objectif légitime, et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.
II.2.2) Arrêt Bougnaoui (CJUE, 14 mars 2017, Bongnaoui C/ Micropole SA, n°C-188/15) : Informaticienne, qui portait un voile islamique, est licenciée suite à une plainte d’un client
Dans l’affaire Bougnaoui, il s’agissait d’une informaticienne française, embauchée en 2008 par Micropole alors qu’elle portait déjà le voile islamique, et qui a été licenciée un an plus tard pour avoir refusé de l’enlever, à la suite d’une plainte d’un client qui ne voulait pas qu’une femme voilée s’occupe de lui.
La Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice de l’Union Européenne la question préjudicielle suivante : « Les dispositions de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 doivent-elles être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d’un client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de service informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur d’études, portant un foulard islamique ? ».
La Cour de Justice de l’Union Européenne considère que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une salarié portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante permettant de justifier une discrimination indirecte.
III) En pratique : La religion au travail en 10 questions/réponses
Les employeurs doivent avoir une politique des Ressources Humaines claire.
Ils peuvent prévoir d’instaurer le principe de neutralité dans les règlements intérieurs.
Bien évidemment, ils doivent traiter tous les salariés de manière égalitaire, et ne pas favoriser de religion en particulier.
Il est recommandé de prévoir par exemple une campagne de sensibilisation des managers ou des responsables des Ressources Humaines, notamment via des guides de gestion du fait religieux, en s’inspirant du guide publié en janvier 2017 par le ministère du Travail [1].
Prenons 10 exemples pratiques (pour des raisons pratiques le terme « salarié » au masculin est utilisé).
Question 1 : Un employeur peut-il mentionner dans une offre d’emploi l’appartenance ou non à une religion ?
La réponse à cette question est bien évidemment négative.
Subordonner l’appartenance ou non à une religion en matière d’embauche constituerait une mesure discriminatoire.
Question 2 : En raison de ses convictions religieuses, un salarié refuse d’exécuter certaines tâches de son travail ou de travailler à certains moments. Est-ce que son employeur peut le sanctionner ?
Oui. L’employeur peut sanctionner ce salarié, puisque le fait de refuser d’exécuter des tâches pour lesquelles il a été embauché est constitutif d’une faute pouvant entraîner une sanction disciplinaire.
Cependant, la tâche à effectuer ne doit pas mettre en danger le salarié.
Ainsi, la Cour de cassation a jugé qu’un salarié refusant de prendre en charge un projet devant se dérouler au Moyen-Orient, compte tenu des risques que, du fait de sa confession religieuse, la réalisation de ce projet ferait courir à sa sécurité ne peut être licencié dès lors que le risque est réel et qu’il en a informé son employeur (Cass. soc., 12 juill. 2010, n°08-45.509).
Question 3 : Un salarié peut-il refuser de se soumettre à la visite médicale obligatoire en raison de ses convictions religieuses ?
Non. Un salarié ne peut pas refuser de se soumettre à la visite médicale.
En effet, c’est une obligation pour tous les salariés. Ce refus est constitutif d’une faute (Cass. soc., 29 mai 1986, n°85-45.409).
Question 4 : Un employeur peut-il filtrer l’accès internet de l’entreprise pour empêcher ses salariés de consulter des sites en lien avec la religion ?
Oui. Étant donné que la mise à la disposition d’internet aux salariés est un outil de travail, qui est la propriété de l’employeur, ce dernier peut donc filtrer l’accès aux sites internet, qui n’ont pas de finalité professionnelle.
Question 5 : Un employeur peut-il interdire un salarié de prier sur son lieu de travail ?
Oui et non. L’employeur ne peut interdire à un salarié de prier sur son lieu de travail (dans son bureau par exemple) durant son temps de pause, si cela ne gêne pas l’organisation du travail.
En revanche, il peut interdire les prières lorsqu’elles ont lieu pendant le temps de travail ou perturbent l’exécution du travail des autres salariés. En effet, pendant le temps de travail, le salarié est tenu d’effectuer le travail qui lui a été confié par l’employeur.
Question 6 : Un salarié doit-il informer son employeur du motif de sa demande de congé, si celui-ci, a des raisons religieuses ? L’employeur est-il dans ce cas obligé de lui accorder ce congé ?
Non. Un salarié n’a pas à informer son employeur du motif de sa demande de congé.
Toutefois, s’il précise que le motif est religieux, l’employeur n’est pas dans l’obligation de lui accorder ce congé. Cependant, la réponse de l’employeur doit être fondée sur des raisons objectives étrangères à toute discrimination.
Question 7 : Un employeur doit-il accorder des plats différents à ses salariés en raison de demandes spécifiques liées à la religion ?
Non et oui. L’employeur n’a pas d’obligation de faire droit à cette demande.
Néanmoins, selon nous, rien ne lui interdit de proposer des plats différents selon la religion de ses salariés.
Question 8 : Si un ou plusieurs salariés occupent sans autorisation une salle de réunion pour prier. Est-ce que l’employeur peut leur interdire ?
Oui. Les salles de réunion constituent un espace dédié au travail.
Si le salarié occupe cette salle sans autorisation, peu importe le motif, l’employeur peut lui demander de quitter la pièce.
Question 9 : Un employeur peut-il organiser un événement dans l’entreprise pour fêter Noël ?
Oui. Rien ne l’interdit.
En revanche, l’employeur doit faire attention à ne pas exclure certains salariés. Tous les salariés doivent être conviés, et chacun doit pouvoir participer à cet événement s’il le souhaite sans discrimination.
Question 10 : Un employeur peut-il collecter des informations relatives à la religion de ses salariés ? Mentionner ces informations dans les outils de gestion ou d’évaluation du personnel ?
Non. L’employeur ne peut collecter des informations personnelles concernant ses salariés, que si elles sont nécessaires et pertinentes.
Elles ne peuvent avoir pour but que d’apprécier leurs aptitudes professionnelles et doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l’évaluation de celles-ci.
En effet, la religion des salariés ne saurait être considérée comme une information pertinente, ni nécessaire. Ainsi, elle ne peut pas être demandée, ni être consignée.